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Texte de Philippe Bacq

Tradition chrétienne et évolutions de la famille

Philippe Bacq

ETVDES Numéro de Mars 2014

La famille est aujourd’hui interrogée par l’évolution des mœurs et celle des législations. La tradition chrétienne peut-elle aider à éclairer ce qui se joue ? Une conception simplement légaliste est insuffisante. Mais on peut penser la « loi naturelle » comme l’invitation à « être providence » pour soi et pour l’autre.

Dans la plupart des pays occidentaux, la vie familiale est interrogée. Les législations évoluent dans plusieurs pays, ce qui n’est pas sans provoquer des remous, en particulier parmi les chrétiens. En outre, se prépare à Rome un Synode extraordinaire sur ce thème. Il est significatif que ses travaux aient été précédés par une vaste consultation sous la forme d’un questionnaire1. Sans reprendre l’ensemble des questions posées, cet article aborde de façon argumentée quelques problématiques actuelles. Il part de l’expérience pastorale pour y ancrer la réflexion théologique. Quatre thèmes seront successivement traités : le mariage selon la loi naturelle ; l’ouverture des époux à la vie ; les unions de personnes du même sexe ; les situations matrimoniales difficiles.

Le mariage selon la loi naturelle

On sait l’importance dans la tradition morale catholique de la notion de « loi naturelle ». Pourtant, en Belgique, comme dans d’autres pays, ni « la culture civile » ni « les baptisés en général » ne s’y réfèrent pour guider leur agir dans le domaine de la sexualité. Cette notion paraît compliquée et peu capable d’aider dans les situations concrètes et délicates vécues dans leurs familles2.

Dans la pratique, les chrétiens suivent au mieux leur conscience sans plus se préoccuper des normes de l’Église. La grande majorité des pasteurs va aussi dans ce sens. C’est la seule manière pour eux de respecter l’expérience des fidèles. On en arrive ainsi à une situation qui n’est pas saine : les lois sont là ; elles sont régulièrement rappelées, mais chacun va son chemin à partir de ses convictions personnelles. Suivre sa conscience devient le leitmotiv de la pastorale familiale et on ne voit pas comment faire autrement. Le théologien, lui, se pose la question : les lois de l’Église sont-elles vraiment signifiantes aujourd’hui dans la culture occidentale ? Le sensus fidei du peuple de Dieu inviterait-il à renouveler la compréhension de la tradition sur certains points au moins ? C’est l’horizon de cette réflexion.

Quel est le critère moral suivi par la grande majorité des chrétiens mariés de nos régions ? Il est simple : se rendre mutuellement heureux, se faire du bien, grandir en humanité en se respectant dans ses différences, s’épanouir ensemble. D’où le noyau des valeurs principales de la vie familiale : se parler, s’écouter, essayer de se comprendre, accepter les divergences de points de vue ; se faire plaisir, tenter de dépasser les frustrations, durer si possible dans l’amour mutuel pour toujours ; les jeunes couples le souhaitent aussi, tout en sachant que c’est très difficile vu l’expérience de leurs aînés : les divorces sont nombreux autour d’eux. Le pardon mutuel, le don de soi aux autres et le partage font partie de ce noyau. Ce sont les valeurs les plus souvent évoquées par les jeunes qui se préparent au mariage. Ils désirent les communiquer à leurs enfants. Elles dessinent ce qu’on pourrait appeler : la vie du désir.

C’est une première difficulté par rapport à la « loi » naturelle qui évoque d’abord et avant tout l’obligation morale. Dans l’enseignement courant de l’Église, le « premier précepte » de la loi naturelle est en effet : « il faut faire le bien et éviter le mal.3 » Or les expressions : « précepte », « loi », « il faut », sonnent mal lorsqu’il s’agit d’éclairer la vie du désir. Celui-ci inclut l’obligation morale, mais il la déborde du tout au tout. Les partenaires d’un couple vivent « naturellement » le don d’eux-mêmes comme si cela allait de soi. L’obligation intervient lorsqu’une difficulté se glisse entre eux. Ils s’efforcent alors de durer dans la relation en se remettant en quelque sorte sous la loi, tout en espérant que le désir mutuel reprenne le dessus. Aborder le mariage par le biais de l’obligation, c’est l’envisager à partir de ses difficultés et non des sources de vie qu’il promeut.

Peut-on penser la vie du couple et de la famille d’une manière un peu différente ? Saint Thomas peut y aider sur deux points essentiels. Tout d’abord, dans sa manière proprement théologique de concevoir la loi naturelle. Il affirme : « Parmi tous les êtres, la créature raisonnable est soumise à la providence divine d’une manière plus excellente par le fait qu’elle participe elle-même de cette providence en pourvoyant à soi-même et aux autres… C’est une telle participation de la loi éternelle qui, dans la créature raisonnable, est appelée loi naturelle.4 » Il ouvre ainsi la voie à une conception relationnelle de la loi naturelle : « être providence » pour soi et pour les autres, porter attention à, veiller sur, chercher pour soi et pour l’autre ce qui peut être profitable, ce qui construit du dedans ; prévoir ce qui peut faire grandir en humanité et y pourvoir… Aujourd’hui, dans une société sécularisée, on dira plus volontiers : prendre soin de soi et des autres. Les partenaires du couple ne sont plus d’abord situés devant un « premier précepte », mais devant la personne concrète de l’autre dans ce qu’elle a d’unique. En agissant ainsi, les couples participent à l’agir même de Dieu qui est Providence.

C’est une façon de parler qui respecte davantage la vie du désir. De plus, elle rejoint la règle d’or qui est au cœur de l’enseignement sur la montagne : « Comme vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux, c’est la Loi et les prophètes »5. Le narrateur ne craint pas de cristalliser toute la Loi dans ce seul précepte. Il situe ainsi chacun devant la personne de l’autre qui devient « l’absolu » à respecter. Face à lui, il n’est même plus nécessaire d’assurer sa parole par un serment qui prendrait le Seigneur à témoin ; le frère est tellement respectable en lui-même qu’un simple oui ou un simple non suffit (Mt 5,33-37). Il prend même les devants sur Dieu qui s’efface devant lui : se réconcilier avec son frère passe avant l’offrande que l’on présente à l’autel (Mt 5,25). Sur ce point, l’Église a reçu un message essentiel à dire au monde : l’éthique trouve un fondement absolu en la personne de l’autre, même pour tous ceux qui ne croient pas en Dieu. L’Évangile atteste ainsi ce que les couples chrétiens sentent en conscience : aux yeux de Dieu, le principe premier de l’éthique est de rechercher ce qui est bien et bon pour les deux partenaires, en se respectant « absolument » dans leurs différences. Enfin, cette façon d’aborder les choses reflète au mieux le mystère du Dieu chrétien. Au cœur de la Trinité, les personnes sont « providence » les unes pour les autres : le Fils se reçoit du Père et se donne à lui ; l’Esprit est leur amour réciproque. Se donner, se recevoir et se donner en retour sont les relations qui constituent les personnes de la Trinité. Elles fondent la vie du couple et de la famille. Elles « créent » progressivement l’homme et la femme « à la ressemblance de Dieu ». Les couples ne sont plus d’abord référés au Seigneur qui légifère. Ils sont en relation avec le Dieu interpersonnel, source de l’Amour.

Saint Thomas est précieux sur un autre point. Lorsqu’il commente le contenu normatif de la loi naturelle qui est au service des relations, il distingue clairement trois niveaux. En premier lieu, « le premier précepte » : « faire le bien, éviter le mal ». Tous les autres préceptes, dit-il, se fondent sur celui-là. Ensuite, « les préceptes premiers » qu’il énumère selon une hiérarchie précise : tout d’abord, ce que l’homme partage avec tous les êtres de la nature : « la conservation de son être selon sa nature propre » ; ensuite, ce qu’il a de commun avec le monde animal : « par exemple l’union du mâle et de la femelle, le soin des petits, etc. » ; enfin, ce qui lui est propre en tant qu’homme : « une inclination naturelle à connaître la vérité sur Dieu et à vivre en société. » Le premier précepte et les préceptes premiers sont immuables6. Mais il y a des « préceptes seconds » qui découlent des premiers pour régler la vie de tous les jours. Eux aussi « ne changent pas dans la plupart des cas », toutefois, dit-il, « il peut y avoir des changements en tel cas particulier, et rarement, en raison de causes spéciales qui empêchent d’observer ces préceptes… » Ces changements sont légitimes s’ils promeuvent « ce qui est utile à la vie humaine7 ».

Les préceptes de la loi naturelle ne sont donc pas tous à mettre au même niveau : il y a une hiérarchie des valeurs à respecter et il peut y avoir du changement dans les préceptes seconds en fonction des situations particulières. C’est un acquis très significatif. Aujourd’hui, vu le progrès des sciences humaines, on peut même se demander si, du point de vue d’un changement possible, certains préceptes premiers ne peuvent pas être considérés comme des préceptes seconds, dans certains cas, assez rares. Nous y reviendrons. De plus, Thomas semble considérer que la sexualité humaine est de l’ordre de l’instinct. Certes, elle peut être régulée par la raison, mais en elle-même, elle s’apparente à l’instinct animal8. À nouveau, les avancées scientifiques actuelles changent cette manière de voir et il convient d’en tenir compte dans la réflexion.

L’ouverture des époux à la vie

De la doctrine morale proposée par l’encyclique Humanae vitae, on retient généralement l’interdiction des moyens contraceptifs dits « non naturels ». Les développements plus positifs de ce document sur l’anthropologie du mariage sont complètement ignorés. C’est dire la difficulté du Magistère à communiquer les aspects positifs de son message.

Les couples vivent leur sexualité en suivant le premier principe de la loi naturelle : ils essayent, dans ce domaine comme dans tous les autres, de prendre soin l’un de l’autre, de se faire du bien mutuellement. Sont-ils ouverts à la vie ? Fondamentalement oui, mais pas dans chaque union intime. Les situations concrètes varient en effet à l’infini. On peut cependant dessiner un schéma très général : tout au début, avant de se marier, les jeunes vivent ensemble durant un temps et s’unissent sexuellement sans vouloir donner la vie : ils désirent avant tout se connaître mutuellement ; se sentant attirés l’un vers l’autre, ils se demandent s’ils peuvent s’harmoniser dans ce domaine aussi. Ils commencent leur relation avec « prudence », car le nombre important de divorces autour d’eux les convainc de ne pas aller trop vite. Puis vient le moment de s’engager définitivement l’un vis-à-vis de l’autre et le désir de mettre au monde des enfants. Après deux, trois, quatre naissances, consciemment et librement, ils ne s’ouvrent plus à la vie : ils vivent alors leurs relations sexuelles uniquement pour leur bien mutuel. Il convient aussi de prendre conscience qu’à notre époque, on vit beaucoup plus longtemps qu’aux siècles passés, et que, dans nos régions, la mortalité infantile est quasi inexistante, ce qui change considérablement la durée d’une vie en couple.

Pour réguler les naissances, les couples utilisent les moyens techniques qui sont les plus adaptés à leur situation concrète. Agir ainsi leur semble « naturel » ; ils décident ensemble, dans le respect mutuel, ce qui est « bien » pour eux. Selon la doctrine d’Humanae Vitae, le couple qui ne désire pas d’enfant doit respecter le rythme sexuel « naturel » de la femme. Le mot nature prend donc ici un sens biologique ; le critère n’est plus le premier précepte de la loi « naturelle » : être providence pour soi et pour l’autre, se faire du bien l’un l’autre, il est soumis à un autre précepte, moins fondamental et qui devrait normalement découler de lui. N’y a-t-il pas là une inversion de cet « ordre » des valeurs que voulait Saint Thomas9 ?

On touche là une difficulté majeure quand on présente ainsi la loi naturelle dans le domaine de la sexualité. Tantôt le mot nature est pris dans son sens premier : prendre soin de soi et de l’autre dans ce qu’il a d’unique ; tantôt dans un sens dérivé, mais qui semble absolutisé : respecter le rythme biologique de la sexualité féminine. Spontanément, les chrétiens appliquent le premier principe. Pour bien des couples, « être providence » pour l’épouse et la mère de famille qui a déjà mis au monde plusieurs enfants, c’est précisément prendre les moyens les plus sûrs pour qu’elle puisse s’unir à son mari sans craindre une nouvelle naissance. Certes, il y a les méthodes dites naturelles pour gérer la sexualité, mais, dans bien des cas, elles ne sont pas fiables et ne peuvent être appliquées sans un surcroît de stress pour les conjoints. C’est une question de « prudence », si importante en morale, comme le rappelle, dans un autre contexte, la commission théologique internationale10.

Les unions des personnes du même sexe

Selon saint Thomas, l’homme et la femme sont attirés l’un vers l’autre par un instinct naturel au même titre que tous les autres animaux. L’attirance vers l’autre sexe est donc universelle et ne souffre aucune exception. Dans cette hypothèse, agir contre la tendance hétérosexuelle, c’est aller consciemment contre l’instinct de la nature, d’où la notion de « péché contre nature », comme l’affirmait déjà saint Paul (Rm 1,24-32).

Le progrès des sciences permet de nuancer cette manière de voir. Tout d’abord, on sait que l’homosexualité existe aussi dans le monde animal. Mais surtout, il s’avère que la sexualité humaine ne peut se comparer à l’instinct animal. Bien plus complexe, elle est perçue de nos jours comme un ensemble de pulsions (voir, toucher, goûter et aussi la pulsion sexuelle proprement dite à partir de l’adolescence) qui s’ordonnent petit à petit grâce à l’éducation et finissent par s’harmoniser dans l’attrait mutuel de l’homme et de la femme. Mais, d’une part, ce n’est jamais fait une fois pour toutes ; il y a des avancées et des reculs sur ce chemin, des régressions, des fixations à des états archaïques de l’enfance et parfois des déviations dont il est prudent de tenir compte dans l’exercice de la sexualité. D’autre part, l’attirance hétérosexuelle se réalise « dans la plupart des cas », selon l’expression de St Thomas, mais il n’en va pas toujours ainsi. Des hommes et des femmes se découvrent en effet attirés par les personnes de leur sexe et ils n’y peuvent rien ; lorsqu’ils s’unissent à un partenaire de leur choix, loin d’aller contre leur nature, ils la suivent dans ce qu’elle a de particulier. Aujourd’hui, certains scientifiques estiment même qu’il y a des causes génétiques dans l’homosexualité11. Saint Thomas ne pouvait imaginer cette éventualité.

De plus, dans notre culture personnaliste, interdire toute relation homosexuelle est perçu comme une discrimination insoutenable : il y aurait donc des hommes et des femmes qui n’auraient pas le droit d’exercer leur sexualité, simplement parce qu’ils ne la vivent pas comme la majorité des autres êtres humains ! Pour la grande majorité de nos contemporains, c’est impensable. Enfin, poser cet interdit, c’est assumer une responsabilité énorme : on sait aujourd’hui qu’une répression de l’exercice de la sexualité, imposée du dehors, peut conduire à des déplacements inconscients des pulsions aux conséquences néfastes : alcoolisme, drogue, autres addictions, maladies psychosomatiques, troubles dans le domaine des relations, intransigeance, agressivité, autoritarisme, etc. Qui peut se permettre de poser des interdits rigides dans un domaine aussi délicat, se demandent les gens ? N’y a-t-il pas là un manque de « prudence » et de sagesse ? Bien des chrétiens et des pasteurs se posent ces questions.

Du point de vue théorique, le théologien se demande s’il convient aujourd’hui de classer l’hétérosexualité parmi ces préceptes premiers de la loi naturelle qui sont immuables. Le critère est certes signifiant « dans la plupart des cas », comme le disait Thomas à propos des préceptes seconds. Il importe de l’affirmer face à certains propos sur le « gender ». Peut-on faire de la distinction sexuelle un absolu qui passerait avant le principe premier de la loi naturelle : se faire du bien l’un l’autre, être providence pour soi et pour l’autre ? Ne donne-t-on pas la priorité à une détermination corporelle, certes très importante, mais pas absolue, au détriment de la personne, considérée dans ce qu’elle a d’unique ?

Les divorcés remariés

Dans ce domaine, il n’est plus question de la loi naturelle, mais de la doctrine traditionnelle de l’Église12. La très grande majorité des chrétiens la connaît. Ils la résument en deux interdits : si on est divorcé, on ne peut pas se remarier ; si on se remarie, on ne peut plus aller communier. Pour quelles raisons ? Ils répondent : le mariage chrétien est un sacrement ; il est indissoluble. Cependant, divorces et remariages se multiplient.

Devant la difficulté, l’Église propose de faire déclarer nul le premier mariage. Mais la plupart des personnes concernées refusent cette solution. Selon leur conscience en effet, leur premier mariage n’était pas « nul » : ils avaient essayé de s’aimer malgré les difficultés et toute cette partie de leur vie compte à leurs yeux. De plus, ils ne désirent pas donner à entendre à leurs enfants que leur père ou leur mère était une erreur dans la vie de l’autre parent. Bref, le fossé se creuse entre la tendance des textes magistériels à aborder les situations d’abord sous un angle juridique et le point de vue existentiel des couples affrontés à des difficultés concrètes.

La position du Magistère catholique pourrait-elle évoluer ? Trois textes du Nouveau Testament sont au fondement de la doctrine traditionnelle. Le premier est tiré des évangiles synoptiques. Les Pharisiens demandent à Jésus si l’homme peut répudier son épouse comme le permet la Loi de Moïse dans certains cas. Il répond : « Au commencement de la création, Dieu les fit homme et femme […] c’est pourquoi les deux seront une seule chair […] Que l’homme ne sépare donc pas ce que Dieu a uni » (Mc 10,5-9 ; Mt 19,4-9 ; Lc 16,18). Les narrateurs ne parlent donc pas du divorce tel qu’on le conçoit aujourd’hui. Selon eux, Jésus refuse que l’homme exerce un pouvoir indu sur son épouse en la répudiant ; il rappelle ainsi l’entière égalité de l’homme et de la femme au sein du couple. Il formule aussi le vœu qui est au cœur de tout amour : que les époux ne se séparent pas. C’est un souhait, une aspiration, qui correspond au désir de Dieu.

Un deuxième texte est le passage de la lettre aux Éphésiens qui compare l’union des époux à la relation du Christ avec l’Église : « Les deux ne seront qu’une seule chair. Ce mystère est grand ; je le dis par rapport au Christ et à l’Église » (Ep 5,31-32). Pour l’apôtre, le mariage chrétien est le symbole de la fidélité sans faille du Christ pour son Église. Mais peut-on passer de cet ordre symbolique à une détermination juridique ?

Le troisième texte est tiré de la première épître aux Corinthiens ; il est plus délicat à interpréter : « Quant à ceux qui sont mariés, je leur prescris, non pas moi, mais le Seigneur, que la femme ne se sépare pas de son mari et que le mari ne quitte point sa femme » (1 Co 7,10-11). Il n’est plus question d’un acte de « répudiation », mais d’une « séparation » entre les deux conjoints. Le contexte est bien celui du divorce. De plus, Paul passe du style exhortatif à celui d’une « prescription ». C’est compréhensible dans le contexte de l’épître : certains chrétiens de Corinthe, en effet, se pensent libres par rapport à toute règle éthique. Devant cette situation, Paul juge et prescrit. C’est le service que rend la loi dans les situations de déviance volontaire. Mais cette attitude peut-elle s’appliquer à la situation de personnes divorcées qui se remarient, tout en reconnaissant un échec dans leur vie ?

La pratique des Églises orientales qui permet un deuxième ou un troisième mariage ne paraît donc pas si contraire aux textes fondateurs. Le vœu de l’amour sera toujours que les couples restent unis la vie durant. Accepter un nouveau mariage pour des divorcés ne remet pas en question ce principe de fond. Pour les chrétiens, le mariage qu’ils contractent devant l’Église reste indissoluble. Le Christ se donne dans le oui des conjoints et anime leur amour de l’intérieur. Mais si des difficultés insurmontables apparaissent ? Comment vivre cet autre aspect du christianisme : la foi au Christ qui pardonne et libère ? Dans les récits évangéliques, Jésus affirme que le sabbat est pour l’homme et non l’homme pour le sabbat (Mc 2, 27 et parallèles), et ce qui est dit du sabbat peut s’étendre à l’ensemble de la loi. Maintenir l’interdiction de se remarier transforme cette bonne nouvelle en un poids supplémentaire à porter. Dans ce domaine, comme dans tous les autres, le théologien invite à distinguer plus nettement « la substance de la foi » et « la formulation dont on la revêt » pour reprendre la distinction opérée par Jean XXIII dans son discours d’ouverture du concile : Gaudet Mater Ecclesia. Il ajoutait : « Il faut tenir compte de cette distinction – avec patience au besoin – en mesurant tout selon les formes et les proportions d’un magistère à caractère surtout pastoral. » C’est ce que le peuple de Dieu attend aujourd’hui encore de ses pasteurs.

Note

  1. Les défis pastoraux de la famille dans le contexte de l’Évangélisation, Cité du Vatican, 5-11-2013.
  2. Le document de la Commission théologique internationale, À la recherche d’une éthique universelle, nouveau regard sur la loi naturelle, Rome, 2008, § 64, remarque : « La notion de nature est particulièrement complexe et elle n’est d’aucune manière univoque. » Nous citerons ce document sous l’appellation : La Commission théologique internationale.
  3. Cf. La commission théologique internationale n° 39 qui cite Thomas d’Aquin, Ia-IIae, q. 94, a. 2. Voir Thomas d’Aquin, Somme théologique, tome 2, Cerf, 1993, p. 592.
  4. Ibid., Ia IIae q. 91, art. 2., p. 574. La commission théologique cite ce texte par deux fois, § 42, note 48 et § 63, note 63, sans le développer.
  5. Mt 7,12. Cf. aussi Lc 6,31 et Rm 13, 8-10. La commission théologique internationale fait remarquer, à juste titre, que cette règle est présente dans la plupart des sagesses et religions du monde (n° 12-17).
  6. Ibid., Ia IIae q. 94, art. 2., p. 591-592.
  7. Ibid., Ia IIae q. 94, art. 5., p. 594-596. Cf. La Commission théologique internationale, n° 46-52.
  8. Ibid., Ia IIae q. 94, art. 2., p. 592. Littéralement : « En second lieu, il y a dans l’homme une inclination à rechercher certains biens plus spéciaux, conformes à la nature qui lui est commune avec les autres animaux. Ainsi, appartient à la loi naturelle ce que l’instinct naturel apprend à tous les animaux, par exemple l’union du mâle et de la femelle, le soin des petits, etc. »
  9. Ibid., Ia IIae, q 94 a 2., p. 592 : « C’est pourquoi le principe premier de la raison pratique est celui qui se fonde sur la notion de bien et qui est : “le bien est ce que tous les êtres désirent” ».
  10. Cf. n° 56-58.
  11. Cf. J. Balthazart, Biologie de l’homosexualité. On naît homosexuel, on ne choisit pas de l’être, Bruxelles, éd. Mardaga, 2010.
  12. Elle est présentée avec beaucoup de clarté par Mgr Müller, « Sur l’indissolubilité du mariage et le débat sur les divorcés remariés civilement et les sacrements », Osservatore Romano, 23 octobre 2013.

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