3 théologiennes lyonnaises

Mathilde DUBESSET

Historienne

Chapitre  de l’ouvrage collectif « Féministes de la Deuxième vague » , paru aux PUR en 2012 sous la direction, de Christine Bard

    Itinéraires de trois femmes catholiques et féministes à Lyon, dans les années 1970-1980

 

Associer féminisme et culture catholique semble, à première vue, bien surprenant quand on s’intéresse aux « années MLF ». L’Eglise catholique est en effet, dans cette période, la cible de critiques virulentes de femmes et d’hommes engagés dans la lutte pour dans la liberté sexuelle et « le droit à l’avortement ». Des revendications jugées comme inacceptables par l’Eglise mais aussi par des femmes catholiques mal à l’aise face à ce type de demandes, même si elles pouvaient comprendre que des femmes refusent une grossesse non désirée. D’une manière générale, le monde catholique de la première moitié du XXe siècle s’est montré peu réceptif, voire franchement hostile au féminisme, en particulier du côté des clercs et de Rome. Et quand le terme a été repris, c’était pour distinguer le « bon féminisme » attaché aux qualités particulières des femmes et aux distinctions (et hiérarchies) « naturelles » entre les sexes, du « mauvais féminisme » associé à la subversion de l’ordre naturel et à « la guerre des sexes »[1].

Jusqu’aux années 1960, les associations catholiques féminines ont gardé leurs distances à l’ égard du féminisme. On le voit à  l’UFCS – Union féminine civique et sociale née en 1925 dans la mouvance du catholicisme social, une organisation très attachée, dans les années 1930-1950, à défendre les mères au foyer et soucieuse aussi de la « promotion des femmes » dans la société.  Déconfessionnalisée au début des années 1960,  cette association  infléchit son discours, et ses militantes, très majoritairement de culture catholique, peuvent être considérées comme une « composante du féminisme »[2] dans les décennies qui suivent, même si elles ne partagent pas la posture radicale du MLF des années 1970. Avant que n’émerge au grand jour la « deuxième vague » féministe,  la culture de la soumission et du sacrifice inculquée aux femmes, depuis des siècles, par l’Eglise catholique (et d’autres institutions)  est de plus en plus remise en cause. Aux mutations structurelles de la société française dans les années 1960, s’ajoute, pour les catholiques, la dynamique enclenchée par le Concile Vatican 2 (1962-1965). Les engagements pris en faveur d’une place plus grande accordée aux laïcs et aux femmes dans l’Eglise suscitent beaucoup d’espoirs.            Dans le foisonnement des prises de  paroles de femmes  portées par la deuxième vague féministe qui bouscule la  France du début des années 1970, des voix de femmes catholiques se font entendre. Elles disent, elles aussi, leur désir de changement. Si nombre d’entre elles s’éloignent alors de l’Eglise[3], d’autres ne ménagent pas leurs critiques à son égard, rejoignant, sur certains points, les positions des féministes, mais elles ne renoncent pas pour autant à leur appartenance au monde catholique. C’est le cas de Renée Dufourt, Marie-Jeanne Bérère et Donna Singles, trois femmes qui publient en 1982 un ouvrage intitulé Et si on ordonnait des femmes ? où elles questionnent, de manière très documentée, l’interdit du Vatican  sur l’accès des femmes à la prêtrise dans l’Eglise catholique[4]. Comment ces femmes ont-elles pu articuler un catholicisme assumé et un engagement  féministe ? Une approche de leurs itinéraires respectifs et de leurs engagements à Lyon, dans les années 1970 et au-delà, peut fournir des pistes intéressantes pour tenter de répondre à cette question. Ce travail s’appuie sur une série d’entretiens menés dans les années 1990-2000, avec ces femmes – deux sont décédées depuis –  et avec des personnes qui ont partagé leurs  engagements[5], ainsi que sur les textes qu’elles ont produits.

 

Trois itinéraires singuliers, un commun refus des  inégalités entre les hommes et les femmes

 

Nées dans les années 1920, ces femmes n’appartiennent pas à la génération qui  anime  les groupes de la mouvance du  MLF, à Lyon, comme dans d’autres villes dans la France, au début des   années 1970 [6]. Elles sont plus proches, par l’âge, des mères de ces jeunes militantes qu’elles ont d’ailleurs l’occasion de rencontrer dans ces années très turbulentes.  Issues de familles catholiques pratiquantes, dotées d’une solide culture religieuse, ces trois femmes ont des trajectoires personnelles bien différentes.

 

Renée Dufourt, philosophe, mère de famille nombreuse, féministe et socialiste

Née en 1920, à Lyon, d’un couple franco italien, Renée (née Crézé) fait des études secondaires dans une institution religieuse lyonnaise où elle a la chance d’avoir une professeure de lettres remarquable même si « le reste était étroit d’esprit ». Première élève de son établissement à réussir le baccalauréat en 1937, elle entre à l’université à Lyon – sa mère aurait préféré une université catholique en Italie – où elle entame des études de philosophie, tout en étant engagée dans la branche féminine de la JEC (Jeunesse Etudiante  Chrétienne)[7]. Elle y rencontre Guy Dufourt qui devient en 1942 son mari, et rédige son mémoire de diplôme, même si à l’époque « on ne continuait pas ses études quand on était mariée ». Un premier enfant nait en 1943, la période est rude et le jeune couple désire s’engager dans la Résistance. Mais un prêtre, lui-même impliqué dans un réseau de résistance,  les dissuade de le faire car leur situation est précaire.

La vie de la jeune professeure de philosophie, au lycée de jeunes filles de Saint Etienne puis à celui de Lyon, est bien occupée dans les années d’après-guerre. Alors que la directrice du lycée de Saint Etienne lui avait dit à son arrivée en 1948 : « J’espère que vous n’avez pas d’enfants »[8]. Renée D a quatre enfants entre 1946 et 1954 (génération du baby-boom).  Elle mène, de 1948 à 1980, une carrière continue d’enseignante en lycée puis à l’Ecole normale de Lyon, donnant aussi des cours à l’université. Dans les années 1950, elle partage avec son mari, enseignant lui aussi, un engagement intellectuel et politique dans le réseau lyonnais des amis de la revue Esprit[9]. Déçu face au tour pris par la vie politique et critique envers l’attitude des dirigeants politiques et militaires dans la guerre engagée en Algérie, le couple participe à la création en 1958, à Lyon, du Cercle Tocqueville. Il s’agit d’animer le débat public et de promouvoir une culture de la démocratie, par des réunions et une revue, En bref, pour laquelle Renée D. donne de nombreux textes. Ceux et celles qui fréquentent ce groupe sont en général de culture catholique et proches de la « deuxième gauche ». Nombre d’entre eux, dont Guy et Renée D.,  rallient le parti socialiste en 1971.

            Avec les années 1970-1980 vient, pour Renée D., le temps d’un engagement important au parti socialiste.  Désormais plus disponible (elle prend sa retraite de l’Education nationale en 1980), elle devient secrétaire fédérale chargée des femmes au PS du Rhône et travaille au cabinet d’Yvette Roudy, devenue ministre des Droits de la femme en 1981, « une femme de caractère mais avec qui on pouvait discuter ». Durant quelques années, Renée D. est une des plumes de la ministre à qui elle doit fournir chaque semaine un texte. Elle travaille ensuite, de 1989 à 1994 avec le secrétariat aux droits des femmes et en particulier avec Michèle Andrée. Une expérience passionnante mais très prenante aussi, qui lui donne l’occasion de multiples contacts. En 1990, à 70 ans, elle est nommée au Comité Consultatif National d’Ethique pour les Sciences de la Vie et de la Santé, où elle apprécie tout particulièrement les échanges avec la théologienne protestante France Quéré, Lucien Sève, intellectuel communiste ou encore Mohamed Arkoun qui enseigne à la Sorbonne. Dans cette activité exigeante où les sujets à traiter sont complexes – la procréation médicalement assistée par exemple -, elle s’efforce, en philosophe, de pointer les failles dans la manière de mener la réflexion. A 90 ans, Renée D. demeure discrète sur les marques de reconnaissance qu’elle a reçues pour cette vie d’engagements[10]. Une reconnaissance qui a manqué à Marie-Jeanne Bérère dont elle avait fait la connaissance au début des années 1970.

 

Marie-Jeanne Bérère, enseignante, théologienne, laïque engagée dans l’Eglise

            Née en 1923 dans un village de Saône et Loire, Marie-Jeanne Bérère  est issue d’une famille modeste, catholique pratiquante[11]. La religion religieuse imprègne le quotidien de la fillette, bonne élève à l’école qui rêve de devenir institutrice. Elle échoue de peu le concours de l’Ecole Normale dans le contexte troublé de l’année 1940, mais toujours déterminée à enseigner, elle prépare et réussit le baccalauréat en 1944, tout en donnant des cours  dans des écoles catholiques. Engagée dans sa paroisse où elle anime un groupe d’ « Âmes vaillantes », elle devient, à 27 ans, à la demande de l’évêque, assistante d’un prêtre de village, dans la Bresse. Aux tâches quotidiennes qui étaient traditionnellement celle de la « bonne de curé », s’ajoutent, pour Marie-Jeanne B., des responsabilités religieuses, dont le catéchisme et même la préparation des homélies du dimanche,  « le curé en savait moins que moi, il n’aurait pas été admis en ville »[12]. Elle n’a pas de rémunération fixe mais est nourrie, logée et déclarée à la Sécurité Sociale, une situation qui, à l’époque – dit-elle en 1995-  ne la choquait pas car « malgré une vie austère, je trouvais une certaine satisfaction à faire tout cela » . Dès cette époque, elle se plonge dans les livres de théologie quand elle en a le temps.

Enseignante, de 1959 à 1970, dans un petit séminaire rural accueillant des garçons de 13 à 18 ans où elle est la seule femme parmi les professeurs, Marie-Jeanne B est confrontée à une exclusion de fait de la part de ses collègues masculins. Elle ne prend pas ses repas avec eux, est « oubliée » au moment de la communion, ne sait où se mettre dans la procession de la Fête-Dieu, comme si elle n’avait pas d’existence pas à leurs yeux. Une période difficile pour elle, marquée par la solitude et un sentiment d’humiliation qui ont laissé des traces dans sa vie personnelle et dans ses relations au monde masculin des clercs. Ayant fait la demande de compléter sa formation  religieuse, elle obtient une petite bourse pour étudier  à Lyon où elle s’installe à partir de 1970.

« J’ai trouvé cette femme exceptionnellement douée », ce constat de Donna Singles (dont il sera question un peu plus loin) est partagé par le vicaire général du diocèse de Lyon, Henri Denis, expert du Concile Vatican 2 qui encourage Marie-Jeanne B. à faire des études de théologie. Débutant à 47 ans des études supérieures, elle effectue un parcours brillant à la faculté de théologie de Lyon. Dans son mémoire de maîtrise qui reçoit un prix et est publié en 1980, elle interroge la manière dont la tradition catholique (à distinguer de la théologie) pèse sur les pratiques et les représentations du prêtre ; une recherche qui  s’inscrit déjà dans une approche de genre bousculant les énoncés habituels de l’Eglise[13]. Etudiante passionnée, travaillant par ailleurs dans des collèges catholiques pour assurer le quotidien, Marie-Jeanne B. est âgée de 64 ans quand elle soutient sa thèse en 1987. Elle questionne cette fois les figures de Marie et de l’Eglise, et en renouvelle les approches. A propos de la mère du Christ, figure féminine centrale du christianisme, la théologienne veut retrouver, au-delà des représentations souvent mièvres du 19e siècle, Marie dans sa dimension humaine, désacralisée, tout en affirmant son importance au plan théologique et spirituel. Cette thèse reconnue comme étant de grande qualité, n’est pourtant publiée que 12 ans plus tard dans une version très abrégée[14] l’auteure  n’étant «  pas connue » selon les éditeurs.

« Je me suis toujours dit que si Marie Jeanne avait été un homme, elle aurait été une figure importante de l’Eglise, mais parce que c’était une femme, c’était impossible »[15]. Energique, d’allure un peu austère, elle collabore à des revues, enseigne comme assistante à la « catho » où elle est appréciée des étudiants, mais aussi dans un collège catholique car son salaire est très modeste. Pour son entourage, c’est une intellectuelle dotée d’une grande rigueur dans la réflexion, exigeante,  très claire dans sa manière de s’adresser de manière à des publics variés lors des conférences qu’elle donne jusque dans sa dernière année – elle décède en 2000, à 77 ans.

            L’itinéraire de Marie-Jeanne Bérère est celui d’une femme célibataire qui n’est pas entrée dans les ordres mais qui a consacré sa vie à l’engagement religieux comme l’ont fait nombre de femmes catholiques  au 20e siècle[16]. Elle s’est beaucoup interrogée, comme théologienne, sur les raisons de l’exclusion des femmes des ministères comme la prêtrise ou le diaconat et sur la manière d’exercer ces fonctions dans l’Eglise. A-t-elle pensé, pour elle-même à une possible ordination ? « Je me suis souvent demandée si elle-même avait ressenti cette forme d’appel mais je crois surtout que c’était la place totalement méconnue, ignorée, parfois même méprisée des femmes dans l’Eglise qui était sa motivation principale (…). Elle réfléchissait beaucoup sur cette question et contestait la conception très hiérarchisée, très autoritaire du ministère »[17],  une analyse que l’on retrouve chez  Donna Singles.

 

Donna Singles, religieuse américaine, enseignante et théologienne

            Née en 1928 aux Etats-Unis, à Grand Rapids dans l’Etat Michigan, non loin de Detroit, Donna Singles grandit dans une famille catholique américaine, d’origine allemande du côté de sa mère. Elle a 20 ans quand elle entre dans la congrégation des Sœurs de St Joseph où elle prononce des vœux définitifs en 1953, à 25 ans. Après des études de langue et de littérature anglaise, elle enseigne dans plusieurs écoles de la congrégation. Très intéressée par la théologie, Donna S.  souhaite alors faire des études dans « une faculté renommée» et c’est en France, à Lyon, qu’elle s’installe en 1967, elle a 39 ans. Elle dira plus tard le plaisir à travailler dans une faculté de théologie où le niveau des études est plus élevé qu’aux Etats-Unis[18].

Arrivée à Lyon pour un premier voyage en 1966, avec son habit religieux, elle revient l’année suivante en habit civil et ne le quitte plus. Elle n’intègre d’ailleurs pas une communauté religieuse à Lyon et vit de manière indépendante. Passionnée par ses études, elle soutient, en 1972, à 44 ans, un mémoire sur La différenciation sexuelle : lieu de la manifestation de l’absolu puis, en 1978, une thèse de théologie sur Le salut de l’homme chez Saint Irénée » – une grande figure des premiers temps du christianisme à Lyon.  Elle est, à l’époque, une des premières femmes à soutenir une thèse de théologie à Lyon (la première était une allemande) puis elle intègre l’équipe enseignante de la faculté catholique jusqu’à sa retraite en 1995.

Auteure d’un grand nombre de textes et d’articles[19], Donna S. est une conférencière très demandée aux interventions très vivantes qui, comme Marie-Jeanne Bérère, n’hésite pas à faire une critique radicale de l’usage catholique de la notion de sacré ; notion qui, selon elle, justifie trop souvent les interdits et les exclusions. La liberté de ton et d’allure de cette théologienne venue d’outre-Atlantique a sans doute un lien avec sa culture d’origine. Elle n’accepte pas que les femmes n’aient pas accès aux mêmes carrières et engagements de service dans l’Eglise que les hommes, mais elle dit aussi son bonheur d’être une femme. Personnalité forte et chaleureuse, connue pour son hospitalité,  musicienne mais aussi très intéressée par la photographie, le cinéma et les voyages, elle garde des contacts avec les Etats-Unis et en premier lieu sa nationalité.  Le lien demeure avec sa congrégation qui la soutient dans les moments difficiles et où elle est retourne peu avant sa mort en 2005.

 

Catholiques et féministes, une possible articulation? 

 

Ces trois femmes aux personnalités et aux itinéraires différents ont en commun le goût de l’étude et de l’enseignement et  partagent une vision critique de la situation faite aux femmes dans l’Eglise et dans la société en général. Elles se rencontrent au début des années 1970 et décident de réfléchir et de travailler ensemble et avec d’autres personnes, dans des réseaux catholiques actifs à Lyon, tout en ayant des contacts avec des féministes avec qui elles partagent nombre de constats sur la situation des femmes.

 

Des catholiques pratiquantes et critiques sur le statut des femmes dans l’Eglise

La foi religieuse profonde qui « donne sens et force à leur vie », une expression qui revient dans les entretiens, ne les empêche pas de porter un regard très critique sur le fonctionnement de l’Eglise et de ses institutions. Cette critique est nourrie de références aux valeurs évangéliques, entre autres l’absence de distinctions entre les humains devant Dieu  (« il n’y a plus ni juif ni grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme » (apôtre Paul).  Renée D explique que, comme chrétienne, elle a « vite senti ce qui ne lui convenait pas  dans l’Eglise »[20]. Elle s’est d’ailleurs moins impliquée au plan religieux que les deux théologiennes, même si elle a participé à des groupes de réflexion, par exemple sur la question du diaconat[21], dans les années 1970. A la question posée d’un éventuel départ de  l’Eglise devant le constat que rien ne semble changer pour les femmes, la réponse de  Donna S. est d’une grande clarté : « au plan spirituel et religieux, je n’ai pas d’autre maison, c’est aussi simple que cela » et, pour Renée D. : « je dirais que même si j’ai été tentée d’en sortir et si je me sens parfois plus proche des protestants, eh bien c’est la foi qui me résiste »[22].

 

Des femmes qui se pensent comme féministes  

Renée D. et Donna S. se sont présentées, de manière explicite, comme féministes et elles ont écrit et agi concrètement dans ce sens. Renée D. soutient la loi Veil votée en novembre 1974,  fréquente les réseaux féministes lyonnais, collabore activement au Planning familial et travaille avec le Ministère des droits de la femme dans les années 1980 puis avec le secrétariat aux droits des femmes. Chez Donna S., le fait d’être américaine a pu faciliter cette posture. Elle s’intéressait aux travaux de théologiennes féministes – souvent américaines – qu’elle  a contribué à faire connaître en France par les recensions de leurs ouvrages dans des revues catholiques[23]. Mais elle ne se revendiquait pas comme « théologienne féministe », estimant que son champ de recherche n’était guère concerné par cette problématique. L’engagement féministe de ces deux femmes semble plus lié à un constat général des inégalités et des injustices dont les femmes sont victimes, qu’à une expérience personnelle, c’est du moins ce qu’elles en disent.

Pour Marie-Jeanne B. dont le féminisme était peut-être moins affiché, l’expérience de la relégation vécue dans ce petit séminaire de campagne puis le sentiment d’une faible reconnaissance de la théologienne par ses pairs, ont sans doute nourri  sa critique du pouvoir masculin dans l’Eglise catholique. Une critique qui rejoint celles des féministes des années 1970 sur les lieux de pouvoir marqués au sceau du patriarcat, terme très courant dans le lexique du MLF. Un élément à  noter : le statut de laïque célibataire de Marie-Jeanne B. a pu  la fragiliser, car elle ne pouvait compter sur le soutien d’un ordre religieux, comme Donna S.

            Il est vrai que les grandes questions posées par le féminisme de la deuxième  vague  autour du  corps, de la sexualité, de la contraception et de l’avortement ne sont pas au premier plan dans la réflexion de ces femmes même si Renée D. s’est engagée aux côtés du Planning familial. Pour elle, le fait d’être catholique ne l’empêchait pas de défendre le libre accès à la contraception (il s’agissait avant tout de la liberté des femmes et des couples). Quant à l’IVG, elle pouvait l’accepter mais avec la nécessité d’un cadre et de règles précises. La philosophe comme les deux théologiennes plaident, dans leurs propos comme dans leurs écrits, pour la liberté et la responsabilité des femmes, un thème que l’on retrouve dans le travail qu’elles mènent ensemble.

 

Un livre à trois voix : « Et si on ordonnait des femmes ? » (1982) 

Marie-Jeanne Bérère, Renée Dufourt et Donna Singles ont décidé de mettre  en commun leurs ressources au service d’un travail critique débouchant sur un livre qui s’est inspiré des travaux d’un groupe de laïcs et de religieux (auquel elle appartenait), sur la question du diaconat. C’était aussi une réponse à des textes romains de 1976 et 1977 expliquant pourquoi les femmes ne pouvaient être ordonnées prêtres[24]. « Nous avons examiné de près les différents arguments. Renée a fourni la partie philosophique, moi je m’occupais du choix des douze  apôtres et Marie-Jeanne est intervenue sur la question du sacré »  expliquait Donna S. en 2002. On peut lire, dès l’introduction du livre publié chez l’éditeur catholique Le Centurion, que  les chrétiennes « n’acceptent plus, avec passivité, leur « destin » d’être écartées de certaines fonctions dans l’Eglise du fait qu’elles sont nées femmes (…). Elles ne croient plus à l’idée qu’elles sont créées pour l’homme ou qu’elles possèdent une nature inférieure » (p.13). L’argumentation, très documentée, montre les impasses d’une « théologie de la femme », remet en cause  les analogies telles que Christ-chef-homme /Femme-corps-Eglise ou la symbolique du prêtre comme figure du Christ qui permet de justifier l’exclusion des femmes.  Dans la conclusion, les auteures se demandent « pourquoi ce refus d’entendre ? ». Ce livre riche et dérangeant qui s’inscrit dans un mouvement de contestation, féministe sur le terrain religieux visible durant la « deuxième vague » dans le monde occidental[25], a en réalité connu une diffusion très limitée : « nos analyses, nos critiques étaient ressenties comme scandaleuses »[26]. On le trouvait difficilement dans les librairies catholiques de Lyon et il est semble t-il être vite parti au pilon. Un échec à mettre sans doute en relation avec le manque de soutien dans cette entreprise, de la part des responsables catholiques, ce dont les  auteures étaient bien conscientes, tout en regrettant le titre provocateur du livre, qui était un choix de l’éditeur.

           

            Ces trois itinéraires nous montrent comment durant « les années MLF », mais aussi avant et après, des femmes ont pu associer une appartenance au monde catholique et un engagement que l’on peut qualifier de féministe, au sens où elles ont protesté et agi (ou tenté de le faire) contre les inégalités entre hommes et femmes, dans l’Eglise catholique. Dans les années 1980, Renée D, Marie-Jeanne B. et Donna S. participent à l’association Femmes et Hommes en Eglise  (FHE),  née en 1970 à l’initiative de catholiques français et belges, dont le groupe de Lyon s’est réuni durant plusieurs années, organisant débats et colloques[27]. Cette association, très attachée à l’œcuménisme et au dialogue entre religieux et laïcs, a aussi posé la question du statut des femmes dans l’Eglise et n’a pas ménagé ses critiques à l’égard du Vatican, des années 1970 aux années 2000. L’une des figures fondatrices de FHE, Marie-Thérèse Van Lunen Chenu, se présente volontiers comme une « féministe catholique»[28]. De manière assez logique, on retrouve la signature de Donna S. et de Marie-Jeanne B. dans la revue catholique contestataire Golias[29] ainsi que leurs noms et celui de Renée D. parmi les participants au groupe  « Paroles sans frontières », qui se constitue, à Lyon et dans la région,  à la suite de « l’Affaire Gaillot »[30].

Depuis quelques années, le féminisme est de plus en plus pensé au pluriel, tant la diversité est grande des mouvements et courants féministes qui ont traversé le 20e siècle. Les itinéraires de ces trois femmes catholiques et féministes à Lyon dans les années 1970-1980 en sont un indice. La question religieuse pourrait bien être partie prenante d’une troisième vague féministe en ce début du 21e siècle, une histoire à suivre…

 

Bibliographie

 

-Au tournant de l’histoire, chrétiens et chrétiennes vivent de nouvelles alliances. Actes du colloque des 7-8 mars 1997, Femmes et Hommes en Eglise, Faculté de Théologie de Lyon, Ed.PROFAC 1998

-Bérère Marie-Jeanne, Dufourt Renée, Singles Donna ; « Et si on ordonnait des femmes.. ? Le Centurion, 1982.

– CLEF (Centre lyonnais d’Etudes féministes), Chronique d’une passion, Paris l’Harmattan, 1979.

-De Kalamazoo à Lyon, Hommage à Dona Singles, 1928-2005, Lyon, Ed. Femmes et Recherches religieuses, 2007.

-Doneaud  Thérèse et Guérin Christian Les femmes agissent, le monde change, Histoire inédite de l’Union féminine civique et sociale, Paris, Cerf, 2005.

-Fayet-Scribe Sylvie, Associations féminines et catholicisme, de la charité à l’action sociale, Paris, Ed.  ouvrières, 1990.

-Gubin Eliane, Jacques Catherine, Rochefort Florence, Studer Brigitte, Thébaud Françoise et Zancarini-Fournel Michelle (dir.),  Le siècle des féminismes, Paris, Editions de l’Atelier, 2004.

-« Marie-Jeanne Bérère, théologienne catholique et la question des femmes dans l’Eglise », entretiens réalisés par Mathilde Dubesset  avec Marie-Jeanne Bérère (1995), avec Donna Singles, Renée Dufourt et Michelle Martin-Grunenwald (2002) in Mathilde Dubesset et Geneviève Dermenjian (dir.), CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, n°15/2002, Presses universitaires du Mirail, p.199-207.

– Pelletier Denis, La crise catholique, religion, société, politique en France (1965-1978) Payot, 2002.

– Rochefort Florence, « Contrecarrer ou interroger les religions », in Gubin Eliane, Jacques Catherine, Rochefort Florence, Studer Brigitte, Thébaud Françoise et Zancarini-Fournel Michelle (dir.),  Le siècle des féminismes, Paris, Editions de l’Atelier, 2004, chap 21, p.346-369.

 – Van Lunen Chenu  Marie-Thérèse, Femmes et hommes, Paris, Cerf, 1998.

 

[1]              “Le bon accomplissement de la mission de la femme, voilà la grande question féministe (…), qu’elle vote, qu’elle fasse de la médecine ou des mathématiques, mais qu’elle soit avant tout bonne fille et bonne mère, tout est là », extrait de  Marie de Villermont , Le mouvement féministe, ses causes, son avenir, solutions chrétiennes,  Paris, 1904, cité par Sylvie Fayet-Scribe,  Associations féminines et catholicisme, de la charité à l’action sociale, Paris, Editions Ouvrières, 1990, p.55.

 

[2]              Expression de René Rémond dans la préface de Thérèse Doneaud et Christian Guérin, Les femmes agissent, le monde change, Histoire inédite de l’Union féminine civique et sociale, Paris, Cerf, 2005, p.12.

 

[3]           C’est un des éléments de la « Crise catholique » analysée par Denis Pelletier, dans La crise catholique, religion, société, politique en France (1965-1978,) Payot, 2002.

[4]                Marie- Jeanne Bérère, Renée Dufourt, Donna Singles, Et si on ordonnait des femmes… ? Paris, Le Centurion, 1982

[5]                Entretiens avec Marie-Jeanne Bérère en mars 1995 ;  avec Donna Singles, Renée Dufourt et Michelle Martin-Grünenwald en  janvier 2002; avec Renée Dufourt en avril et mai 2010 ; avec Marie-Cécile Ramel, Michèle  Bauduin, Denise Meyrand, Gertrude Pochard  et Madeleine Comte,  du groupe lyonnais « Femmes et recherche religieuse » en avril-mai 2010.

[6]              Sur le mouvement féministe  à Lyon dans les années 1970-1980,  CLEF (Centre lyonnais d’Etudes féministes), Chronique d’une passion, Paris l’Harmattan, 1979

[7]              La JEC s’adresse aux étudiants catholiques avec une branche masculine et une branche féminine. Convoqués à Vichy en tant que responsables de la JEC, Renée et Guy, son futur mari,  s’étaient promis de « ne plus jamais y remettre les pieds », entretien avec  Renée D., 10 avril  2010.

 

[8]                Les femmes professeures de lycée étaient souvent célibataires dans les années d’avant guerre, le mariage et surtout les enfants étant considérés comme inconciliables avec cette activité professionnelle.

[9]              La revue Esprit fondée en 1932 par Emmanuel Mounier se démarque du catholicisme conservateur et inspire, au tournant des années 1950-60,  le courant dit de la deuxième gauche.

[10]             Renée Dufourt a été nommée  « citoyenne d’honneur » du 3ème arrondissement de Lyon où elle habite depuis plus d’un demi siècle.

[11]             Sur l’itinéraire de Marie-Jeanne B., « Marie-Jeanne Bérère, théologienne catholique, et la question des femmes dans l’Eglise », CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, 15/2002, rubrique Témoignage, p.199-207.

[12]             Entretien avec Marie-Jeanne B. en mars1995

[13]             Marie-Jeanne Bérère, Le jeu de la tradition dans la pratique masculine du ministère apostolique, Cahiers de l’Institut catholique, Ed.Profac, 1980

[14]             Marie-Jeanne Bérère, Marie, l’Eglise, deux figures symbolisant le salut, thèse 1987 ; version très abrégée : Marie… tout simplement, Paris, Editions de l’Atelier, 1999.

[15]             Propos de Donna Singles, entretien de janvier 2002

[16]             Ce choix du célibat lié à un engagement religieux, sans entrer dans un ordre religieux, est celui de Madeleine Delbrel au début des années 1930 ; voir le numéro 3/2008 de Vie Sociale sur Madeleine Delbrêl assistante sociale (1931-1945).

[17]             Propos de Renée Dufourt en janvier 2002, in CLIO/15/2002, op.cit, p.202

[18]            Sur Donna Singles, un petit ouvrage récent : De Kalamazoo à Lyon, Hommage à Dona Singles, 1928-2005, Lyon, Ed. Femmes et Recherches religieuses, 2007

 

 

[19]             Un fonds Donna Singles, en cours de classement, devrait être prochainement versé au Centre Théologique de Meylan-Grenoble.

[20]               Entretien d’avril 2010

[21]             Le diaconat (ministère accessible aux laïcs) connaît un regain avec le concile Vatican 2 mais il demeure réservé aux hommes.  Le débat est animé sur ce sujet dans les années 1970, voir le numéro de la revue Effort Diaconal de janv-juin 1974,  Ordination des femmes au diaconat avec un article de Renée Dufourt.

[22]             Entretien collectif de janvier 2002

[23]             Une quinzaine d’articles et de recensions sur la  théologie féministe mentionnés dans le livre d’hommage cité plus haut

[24]             Déclaration sur le question de l’admission des femmes au sacerdoce ministériel (janvier 1977) dont le texte latin commence par les mots « Inter insigniores », texte inclus en annexe du livre.

[25]         Florence Rochefort, « Contrecarrer ou interroger les religions », in Gubin Eliane, Jacques Catherine, Rochefort Florence, Studer Brigitte, Thébaud Françoise et Zancarini-Fournel Michelle (dir.),  Le siècle des féminismes, Paris, Editions de l’Atelier, 2004, chap 21, p.346-369.

 

[26]             Renée Dufourt, entretien collectif de janvier 2002

[27]         Au tournant de l’histoire, chrétiens et chrétiennes vivent de nouvelles alliances. Actes du colloque des 7-8 mars 1997, Femmes et Hommes en Eglise, Faculté de Théologie de Lyon, Ed. PROFAC, 1998

 

[28]             Marie-Thérèse Van Lunen Chenu , Femmes et hommes, Paris, Cerf, 1998.

 

[29]             Donna Singles : « Réponses à Joseph Ratzinger, depuis quand les femmes font-elles problème ? » Golias, n°98, 2004

[30]             La destitution par Rome, en 1995, de l’évêque d’Evreux, Mgr J Gaillot, a déclenché une vague de protestation  parmi les catholiques.