Conclave du 9 mars 2013. Introduction d’Anne SOUPA
Chères sœurs
« Sœurs » ! Le mot m’étonne encore, tant il sonne étrangement sans celui de « frères ». Notre monde est celui de la mixité, de l’égalité, du compagnonnage. Et, dans l’ensemble, nous nous y trouvons bien. Pourtant, ce choix de « l’entre femmes », nous l’avons fait sciemment, presque en résistant à notre élan naturel qui aurait été de réunir hommes et femmes dans un même conclave. Pourquoi ? Alors que nous avons « faim de mixité » – parce que la différence et l’échange, c’est la vie – nous faisons la grève de la mixité ! Pourquoi aller à contre courant de nous-mêmes ? Il y a plusieurs raisons à invoquer.
La première est de pointer du doigt l’impasse où se fourvoie notre Église qui ignore la moitié de ses fidèles. Cette ignorance montre combien a la vie dure la conception traditionnelle des relations hommes-femmes, cette conception qui attribue une place précise aux femmes, une « vocation » (et non aux hommes). Elle s’enkyste à force de refus réitérés. Elle devient un blocage, une peur, irraisonnée, communicative et dangereuse. Une peur encore plus massive à Rome, centre du dispositif, que sur le terrain, où de vrais rapports interpersonnels l’atténuent.
Les femmes sont pourtant essentielles dans l’Église ; ôtez-les, non des organigrammes ou de l’Ordo de l’Église catholique, car elles y figurent rarement, mais de ce que l’on appelle un peu cavalièrement « le terrain » ou « la pastorale », avec parfois un peu de condescendance, et l’Église se grippe, se paralyse : plus d’enfants catéchisés, plus d’églises accueillantes, plus d’aumôneries actives, plus de présence dans les banlieues, encore moins de fidèles aux messes. Ôtez-les des lieux d’enseignement des sciences religieuses, au sens large du mot, vous amputerez gravement ces disciplines. Les piliers de l’Église, il y a longtemps que ce ne sont plus Pierre et Paul, mais toutes ces petites mains qui font tourner la maison.
Alors, Messieurs en cape rouge, quand cesserez-vous ce double langage : d’une main, vous flattez, vous complimentez, vous décorez de médailles les valeureuses « sentinelles de l’invisible », vous leur promettez la meilleure place au ciel, cela ne vous coûte pas cher, de l’autre, vous maintenez un incompréhensible apartheid et, en France, tout au moins, vous osez même le renforcer ! Certes, les temps sont durs pour l’Église, alors, faute de grives, on mange des merles… Les femmes sont des supplétives toutes trouvées, mais dans nombre de têtes cléricales, dans les codes et dans les faits, elles restent des sujets de non droit. Quand ont-elles jamais été consultées ? Où continue-t-on dans le monde à soutenir que certains êtres humains ont une « place » décidée par Dieu lui-même, sinon dans l’Église catholique où les femmes ont contrairement aux hommes, une « vocation spécifique », pour lesquelles elles n’ont même pas eu à donner leur avis ? Oui, j’ose dire que la situation des femmes dans l’Église s’apparente à celle d’une privation des droits civiques dans la société civile. Pourtant, Messieurs, si vous ouvriez plus souvent vos évangiles, vous verriez que Jésus, jamais, n’a agi comme vous. Jamais il n’a considéré les femmes en fonction d’une quelconque « nature », jamais il ne leur a dit « Vous les femmes ! » mais il les a simplement regardées comme des êtres humains à part entière. Pas de doute, le sexe, la discrimination, n’ont jamais vraiment intéressé Jésus….
Je crois que ce que nous signifierons par ce conclave, où nous ne sommes qu’une poignée de femmes, si petite poignée qu’il n’y a même pas de quoi y concocter les deux clans dont les journaux nous informent, ce que nous signifierons, paradoxalement, sera de l’ordre de l’universel : J’attends que des consciences soient touchées et se disent « elles ont raison et nous ne nous en rendions pas compte. » Á chaque fois qu’une dignité bafouée est en train de se reconquérir, il y a quelque chose d’universel.
Le second aspect important de notre rencontre est de vous donner directement la parole pour entendre votre conviction, votre discernement et votre expérience. Votre prise de parole a du prix, pour vous, pour toutes les femmes qui n’ont pas pu venir et, je crois aussi comme signe annonciateur de l’importance que revêt cette élection pontificale.
En effet, l’élection du pape est devenue une affaire très importante, bien plus stratégique que dans le passé. Le pape est devenu une figure majeure de la scène mondiale. Jamais le Vatican n’a eu autant de pouvoir. 1, 2 Milliards de fidèles, dont il régit l’accès aux sacrements, dont il entend orienter la discipline morale, surtout en matière de vie privée ; 410 000 prêtres, 55 000 religieux non prêtres, 40 000 diacres, 700 000 religieuses, dont le Vatican approuve les constitutions, organise la discipline de vie, les activités d’annonce évangélique et punit les écarts. Un Vatican qui est instantanément informé de tout et pratique la subsidiarité minimale. Un Vatican qui cultive le secret, l’opacité financière, sans état d’âme, puisqu’il n’a de rendre compte à personne. Ni conseil obligatoire, ni instance modératrice de ses pouvoirs. Son seul véritable contre pouvoir institutionnel est le concile, qui réunit les évêques, dont il convient de rappeler qu’ils sont les pairs du pape (« primus inter pares ») et non ses préfets. Mais le concile, l’assemblée de tous les évêques, compte désormais 5500 évêques. Beaucoup trop pour être réuni ! Voilà notre concile dodu comme un chapon qui ne peut même plus entrer dans le poulailler romain !
Mais l’essentiel de la fonction pontificale, pour nous catholiques, est ailleurs : il est sur le versant plus directement évangélique de la fonction. Le pape a une responsabilité considérable, bien plus grande qu’hier, dans l’accueil réservé à l’Évangile. Aujourd’hui, le tissu ecclésial intermédiaire s’affaiblit. Plus de prêtres, moins de religieuses, des États sourcilleux de leurs prérogatives et, en France, une laïcité comprise dans un sens restrictif… Beaucoup de gens n’entendent parler de Jésus que par les paroles du pape. C’est souvent par sa parole que passe le catéchisme moderne…. Par conséquent, le pape est, dans les sociétés postmodernes, médiatisées et enclins aux personnalités charismatiques, un canal essentiel de l’annonce évangélique. Tous les chrétiens doivent être conscients de cette responsabilité essentielle et précisément, doivent veiller à ce qu’elle soit bien employée.
Enfin, la papauté est devenue un attrait culturel majeur. Les médias en sont friandes, les images venues de Saint Pierre séduisent : elles sont belles, pleines de contrastes : noir, rouge, blanc, magnifique… Plus le decorum est mystérieux et suranné, plus il génère de l’audimat. Tout ce que les catholiques, disons « modernes », haïssent, les médias en raffolent. C’est pour cette raison que je vois avec un certain pessimisme nos appels à la simplicité, au « col roulé manches relevées » : ils sont à contre courant de la demande culturelle ! Demande culturelle qui cache souvent une quête spirituelle latente, à respecter et à laisser croître dans la liberté. L’homme moderne déboussolé en quête de sens fait feu de tout indice, même le plus matériel. Il est sensible aux cérémonies grandioses, aux falbalas, même et peut-être surtout, s’ils sortent des greniers. Aussi, un vieil ecclésiastique enjuponné peut lui tenir lieu de prince charmant… Un magnat de la presse pourrait lancer « Vaticana » après « Gala »… Oui, les catholiques doivent désormais partager « leur pape » avec les médias et tous les non croyants. Mais, bien plus que les autres, ils subiront les conséquences d’un choix malheureux ou inopportun. Au vu de l’importance de la fonction pontificale, on comprend que soit contestée la justesse de la procédure élective du pape…
Nous sommes donc, nous les 72, peut-être les personnes qui prennent le plus au sérieux l’importance de l’événement puisque nous lui consacrons une rencontre, ce que beaucoup d’autres catholiques auraient pu, de leur côté, aussi envisager. Si dans chaque diocèse, un tel conclave s’était levé, soutenant que l’élection du pape, c’était leur affaire, qui sait si leur voix n’aurait pas été entendue ?
En conséquence, si nous sommes là, ce n’est pas tant au titre d’une éventuelle contestation, mais bien davantage parce que nous sommes des acteurs conscients et responsables de la vie et de l’avenir de notre Église.
Aussi, nous ne sombrerons pas dans le pastiche de ce que va faire Rome demain. Pas de voûte signée de mains de maîtres, pas de robe rouge, une simple écharpe, qui est rose, mais qui aurait pu être blanche, couleur du baptême, et notre poêle ne prépare pas sa fumée blanche pour tout à l’heure… Pasticher, c’est facile ; en sortir, c’est plus difficile. Je crois que c’est même le problème majeur qu’ont rencontré les laïcs depuis Vatican II : comment ne pas singer les clercs, comment inventer une stature propre de laïcs qui ne soit pas seulement réactive ?
L’exercice de ce jour se situe sur cette ligne de crête : nous nous insérons dans une institution existante, un « conclave », mais nous le subvertissons doublement : D’abord parce qu’il nous est normalement interdit. Ce que nous faisons aujourd’hui n’a encore jamais été fait. Et ensuite parce que nous y ferons quelque chose de différent de ce pour quoi il est fait : nous prendrons un peu de hauteur pour nous dire l’essentiel, en somme pour dire ce qui doit être l’essentiel du futur pape. Nous dressons sa feuille de route. Cela demande à la fois de rentrer très profondément en soi-même pour y rencontrer notre propre foi, en ses fondements, pour demander à l’Esprit saint de nous assister, et d’avoir les yeux ouverts sur ce que vivent nos frères et nos sœurs.
Aussi, je renouvelle mes vœux de bienvenue dans « votre conclave ». Il est votre lieu de parole. Prenez là avec joie, cela a du prix pour nous, femmes catholiques. Mais n’oublions pas que ce sont les hommes et les femmes avec qui nous partageons une part de notre existence, ceux que nous soignons, écoutons, soulageons enseignons, ce sont eux qui vont peupler nos esprits et nos paroles. Lors de vos contributions, c’est d’eux que vous parlerez. Aussi, si je vous souhaite la bienvenue, c’est à eux tous aussi que je la souhaite, afin que par vos mots, ils soient entendus. Anne Soupa