Réponse de Lucetta à sa distinction honorifique de la légion d’honneur !
Madame la directrice, Messieurs les cardinaux, chères amies et chers amis, je veux avant tout remercier Monsieur le président de la République française qui m’honore ce soir, ainsi que l’Ambassade de France près le Saint-Siège et tous ceux qui ont contribué à ce que je reçoive cette distinction convoitée, mais je veux vous avouer que je vis ce moment avec une intense émotion. Je n’aurais pas même pensé mériter cet honneur, jusqu’il y a peu : comme vous le savez bien, nous les femmes ne sommes pas très habituées à recevoir des reconnaissances officielles et institutionnelles, et nous arrivons au point de ne pas même les désirer.
Je remercie donc le cardinal Paul Poupard pour les paroles d’estime avec lesquelles il m’a présentée, et qui pour moi signifient également, au-delà de ma personne, la reconnaissance de l’Église à l’égard de la présence féminine qui l’anime. Avec la reconnaissance de la culture catholique française, dont le cardinal est un témoignage important et vivant.
C’est précisément pour cette raison que je vois dans cette reconnaissance l’occasion d’honorer, à travers moi, également tous ceux qui, au cours de ces dernières années, ont travaillé avec moi, comme le directeur et la rédaction de L’Osservatore Romano. En particulier, je voudrais notamment souligner le travail de la rédaction de notre mensuel féminin, Femmes Église monde, ici présente au complet. Un mensuel qui est publié depuis cinq ans, nouveauté absolue dans le panorama des médias vaticans et qui a reçu un encouragement et un soutien tant en Espagne, avec la revue Vida Nueva, qu’en France précisément, où à partir de septembre, sortira une édition en français liée à l’hebdomadaire La Vie du groupe « Le Monde ».
Pour la première fois, nous faisons entendre, chaque mois, la voix des femmes qui dans l’Église, agissent, pensent, projettent. Et parfois protestent. Mais notre initiative s’est également ouverte aux femmes protestantes, juives, musulmanes, athées : nous pouvons dire, avec satisfaction, que nous sommes en train de devenir l’une des rares publications périodiques dans lesquelles sont affrontés sérieusement les problèmes des femmes, du point de vue théorique et du point de vue de l’information et des enquêtes, avec un regard ouvert sur le monde entier.
Du point de vue plus strictement personnel et biographique, je considère cet honneur également comme une reconnaissance de la relation qui m’a toujours liée à la France et à sa vie culturelle.
En juillet 1969, j’assistais aux pas du premier homme sur la lune à Paris, de la pelouse de la Cité universitaire, assise à côté de jeunes venus du monde entier, alors que je séjournais pour la première fois loin de chez moi, sans ma famille. Nous étions tous émus, mais pour moi, la lune, c’était Paris, que je découvrais lors de très longues promenades à pied, ma lune était la culture française que j’apprenais à connaître en suivant les cours de civilisation à La Sorbonne. Cet été-là, j’ai découvert l’anthropologie et l’art contemporain, dont on ne parlait pas alors dans les lycées et dans les universités que je fréquentais à Milan. Il m’est arrivé, tandis que je me promenais, curieuse, rue de Seine, d’entrer dans une petite galerie où avait lieu un vernissage et de me retrouver face à Picasso ; il m’est arrivé d’éprouver de profondes émotions devant les sculptures de Giacometti et de me sentir emportée par la curiosité en visitant le vieux Musée de l’homme. Et encore, l’art africain dans les petites galeries alors poussiéreuses, le rouge et le bleu de la Sainte Chapelle, la joie de lire le livre de Kandinsky Du spirituel dans l’art dans la peinture en particulier, dont il n’existait pas de traduction en italien, assise sur un banc des jardins du Luxembourg… Un monde s’ouvrait à moi, un monde auquel je suis toujours restée liée par la suite à travers les lectures puis, peu à peu, également à travers des contacts professionnels et des amitiés personnelles. Chaque fois que j’allais à Paris, que ce soit en vacances ou pour faire partie d’une commission de thèse à l’École des Hautes Études, que ce soit pour un congrès ou pour un cycle de cours, j’avais l’impression d’ouvrir la fenêtre sur un monde différent et stimulant.
En tant qu’historienne, j’ai suivi et apprécié toutes les suggestions qui me sont venues de l’école des « Annales », des nouvelles méthodes de travail qui mêlaient histoire et anthropologie, qui changeaient les points de vue à travers lesquels relire et interpréter le passé. Cette vision plus ample et riche de la religiosité, de la vie quotidienne, des relations entre femmes et hommes, a été le fil conducteur dont je me suis inspirée dans nombre de mes recherches.
En tant que catholique, j’ai puisé à l’histoire intellectuelle vivante du catholicisme français courage et stimulations pour poser de nouvelles questions à l’Église, pour tenter d’interroger les limites et les obstacles que la tradition chrétienne rencontre dans le monde contemporain. À commencer par la découverte de mon bien-aimé Chateaubriand, qui a certainement franchi plusieurs fois le seuil de la Villa Médicis. L’émotion ressentie en lisant des œuvres comme celles de Teilhard de Chardin, de Henri de Lubac, a nourri ma foi et ma connaissance du christianisme.
En effet, je n’ai jamais douté que c’est précisément au sein de la culture française qu’a eu lieu une confrontation fondamentale entre la tradition chrétienne et les nouvelles cultures contemporaines, que c’est là que sont nés les obstacles et les épreuves, et les réponses illuminées.
C’est par un anthropologue comme Lévi-Strauss, du reste, qu’a été écrit ce que Lévinas a défini comme le livre le plus athée du vingtième siècle, et par un autre anthropologue français, René Girard, qu’a été décrit pour la première fois, avec une acuité singulière et avec des motivations entièrement laïques, la singularité absolue de la religion chrétienne.
En tant que féministe, j’ai apprécié les analyses anticonformistes de femmes philosophes comme Sylviane Agacinski, Julia Kristeva, Camille Froidevaux-Metterie, et je me suis souvent inspirée de leur courage intellectuel pour dénoncer les dangers idéologiques qui sous-tendent la diffusion de théories comme celle du genre et en indiquant de nouvelles formes d’exploitation de la femme, comme la gestation pour autrui. Aux analyses innovatrices de la relation entre femmes et religion de la philosophe juive Catherine Chalier, du rabbin Delphine Horvilleur, mais également de l’orthodoxe Élisabeth Behr-Sigel, et naturellement d’une des intellectuelles catholiques les plus intéressantes de notre époque, Anne-Marie Pelletier, je dois de nombreuses découvertes sur ce thème, devenu central dans mon travail intellectuel.
En résumé, ma vie de chercheuse, d’intellectuelle, s’est toujours déroulée dans le cadre d’un entretien et d’une confrontation fructueuse et stimulante avec la culture française.
Je dois toutefois regretter un manque d’attention, de la part de la culture française, à l’égard des essais italiens. En effet, alors que les œuvres littéraires italiennes sont traduites et bien connues, les essais sont moins diffusés, même si je dois remercier personnellement pour la traduction et l’ample débat qui a accompagné en France la sortie de mon dernier livre, Du dernier rang. Les femmes et l’Église.
Aujourd’hui aussi, à un moment où la France vit dans des conditions particulièrement dramatiques la confrontation dangereuse avec les mouvements islamiques fanatiques, c’est précisément dans certaines analyses d’intellectuels français ou étrangers qui ont trouvé en France refuge et liberté, que je trouve des explications et des réponses, et parfois des suggestions utiles pour affronter cette urgence qui touche tous les pays européens. Oui, je suis fière de recevoir la Légion d’Honneur précisément en ce moment que vit la France, ce pays qui résiste en restant cohérent avec ses traditions, et qui doit assumer, étant donné l’intensité de l’attaque subie, la responsabilité d’indiquer de nouvelles voies pour toute l’Europe, dans une confrontation politique et culturelle violente et difficile notamment parce qu’imprévue.
Merci donc à vous tous. Je remercie en particulier la directrice, Madame Muriel Mayette-Holtz, qui avec tant d’enthousiasme et de générosité, a accueilli cette cérémonie à la Villa Médicis, à Madame Caroline Pigozzi, qui s’est révélée une véritable amie, et merci surtout à mes amis français, en particulier ceux venus de France.