Le génie féminin

Contre le génie féminin

Lucetta Scaraffia[1]

 

Les femmes catholiques, de tous les âges et de toutes les conditions, jusqu’aux moniales âgées, sont passablement agacées quand elles entendent parler de « génie féminin ». L’expression plaît beaucoup au contraire aux hommes d’Eglise, qui la reprennent souvent, avec complaisance : il semble qu’ils veuillent montrer ainsi qu’ils sont en  faveur des femmes. Et ils pensent, naturellement, qu’il suffit d’évoquer le génie féminin pour avoir la conscience tranquille. C’est précisément là que réside le problème.                                                                                                                                           

La découverte du génie féminin a été l’œuvre de Jean Paul II, qui en a fait le cœur de sa Lettre apostolique Mulieris dignitatem, publiée en 1988 en conclusion du Synode sur les laïcs. Au terme des années qui se sont écoulées depuis, il ne reste de cette Exhortation dans la mémoire commune que cette affirmation : « L’Eglise rend grâce pour toutes les manifestations du ‘génie’ féminin apparues au cours de l’histoire, dans tous les peuples et toutes les Nations ; elle rend grâce pour tous les charismes dont l’Esprit Saint a doté les femmes dans l’histoire du Peuple de Dieu, pour toutes les victoires remportées grâce à leur foi, à leur espérance et à leur amour ; elle rend grâce pour tous les fruits de sainteté féminine »[2]. Et il conclut en disant que l’Eglise prie pour que « toutes les femmes se retrouvent elles-mêmes dans ce mystère, pour qu’elles retrouvent leur ‘vocation suprême’ ».

Mulieris dignitatem ou le rendez-vous manqué avec l’histoire

Ce document est demeuré le premier et l’unique texte officiel du Magistère qui traite du rôle de la femme, et il avait, pour cette raison, suscité au moment de sa publication un certain enthousiasme au sein du monde catholique. On y abordait enfin un thème qui était toujours resté ignoré. Qui plus est, le pape faisait sienne une interprétation de la Genèse qui s’inspirait de l’exégèse féminine, découvrant le germe de l’égalité entre hommes et femmes dans le récit des origines des êtres humains. D’ailleurs, la relecture des évangiles que propose la Lettre, avec l’attention inhabituelle qu’elle accorde aux personnages féminins, sa reconnaissance du rôle central de la Samaritaine, de Marie Madeleine, de la femme adultère, doit beaucoup aussi au travail de femmes exégètes ; on ne trouve pas trace, toutefois, de leurs écrits dans les notes bibliographiques, toutes rigoureusement masculines.

Mais à la fin des années 80, cela apparaissait comme des pas en avant, des reconnaissances attendues qui préluderaient à une ouverture aux femmes lorsque des décisions seraient à prendre dans la vie de l’Eglise. Mulieris dignitatem avait le mérite d’introduire un nouveau point de vue : à un moment de l’histoire où l’émancipation des femmes s’effectuait à travers l’adoption de modèles masculins de comportement et, de ce fait, d’un rejet de la valeur de la maternité, la proposition du pape semblait suggérer que l’émancipation devait et pouvait s’effectuer en maintenant vivante la spécificité féminine, enfin reconnue comme une valeur, comme un génie. Cela fournissait, en somme, une plateforme idéale pour un féminisme catholique, dont il n’y avait pas trace, en réalité, à ce moment-là, mais qui se forma autour de cette hypothèse et, surtout, face à la légalisation de l’avortement et aux conséquences qu’elle a entrainées en bioéthique, comme l’insémination artificielle et, plus tard, la sélection ou la manipulation des embryons. Mais, à la différence du féminisme catholique directement inspiré par le féminisme laïc, lié à la revendication du sacerdoce féminin, il s’agissait d’un féminisme sans vraie base autonome, sans élaboration spécifique, nourri simplement de l’opposition au modèle dominant d’émancipation. Cette position n’a pas connu, en effet, de vrai travail d’approfondissement de la part des femmes qui la soutenaient, et s’en tenaient généralement à une attitude d’obéissance aux paroles du Magistère. En somme, une belle occasion perdue par les femmes catholiques et par l’Eglise, dont nous nous rendons compte surtout aujourd’hui. Car pendant ces dernières décennies, à un moment où le féminisme est fortement en crise et où beaucoup de femmes, spécialement les jeunes, ont un regard critique sur les résultats obtenus, une analyse critique vraie et profonde aurait été écoutée. Mais il n’y a pas de tel discours, il n’a pas été élaboré, et nous voyons des philosophes et des écrivaines laïques redécouvrir la valeur de la maternité, des jeunes femmes refuser la pilule pour suivre des méthodes contraceptives naturelles, ignorant totalement que l’Eglise catholique avait anticipé de telles positions. Rendez-vous manqué avec l’histoire.

Les commentaires faits par quelques femmes célèbres au moment de la publication de la Lettre cherchaient à orienter son interprétation dans un sens « fort ».                                       Chiara Lubich[3], par exemple, commence son commentaire en reconnaissant au pape l’intention de « mettre la femme à sa vraie place ». Sa lecture positive force un peu, me semble-t-il, l’intention de Jean Paul II : elle souligne nettement tous les passages où le texte critique chaque forme de discrimination de la femme, et l’affirmation par le pape que « les femmes pénètrent les choses de Dieu » et que Madeleine a été appelée apôtre parmi les apôtres ; mais elle ne reprend pas les paragraphes où le pape essentialise le rôle de la femme, et ne commente pas l’ode au génie féminin.                                                                                                    Il faut d’ailleurs noter qu’aucun des commentateurs célèbres que le directeur de l’Osservatore Romano a invités,  à l’époque, à écrire sur la Lettre, ne fait référence à cette définition qui devait connaître un si grand succès par la suite, c’est-à-dire au génie féminin. Les femmes commentatrices ont toutes tendance –une tentation ?- à tirer la Lettre de leur côté. La théologienne française Geneviève Honoré-Lainé affirme de manière péremptoire : « il n’est plus possible, après l’avoir lue, de prétendre qu’il existe, de la part de l’Eglise hiérarchique, quelque affirmation que ce soit d’une supériorité de l’homme sur la femme. Se trouve enfin mis en lumière que la nouvelle Alliance entre Dieu et l’homme est conclue, cette fois, grâce à une femme, Marie. Et l’Eglise a toujours reconnu le rôle de Marie dans l’histoire du salut »[4]. Marie Hendrickx, enseignante à Louvain, sans adhérer à cette proposition, recueille en peu de mots le sens qui sous-tend tous les raisonnements : « la femme sera d’autant plus femme que sera plus grande sa conscience de ne pas pouvoir se trouver elle-même sinon à travers l’oubli de soi »[5].                                                                                                   Ceci synthétise certainement la signification du document. Jean Paul II, en effet, tout en confirmant l’importance du sacerdoce sacramentel des hommes, fondé sur la présence des apôtres au Cénacle, définit la vocation de la femme avec des expressions qui tournent toutes autour du renoncement à soi : « la femme ne peut se trouver elle-même si ce n’est en donnant son amour aux autres » ; le paradigme biblique semble montrer « que c’est le véritable ordre de l’amour qui définit la vocation de la femme elle-même », et encore : « la femme est forte par la conscience de ce qui lui est confié », forte du fait que Dieu ‘lui confie l’homme’.

Le piège de l’amour oblatif réservé aux femmes

Pourtant, en relisant ces phrases, on en vient à penser que cette vocation à l’amour oblatif ne constitue pas tant le destin de la femme que le cœur de l’identité chrétienne, et donc que ces affirmations devraient valoir pour chaque chrétien, homme et femme. En particulier pour les prêtres, évidemment. Tenus à « servir », à vivre pour les autres, comme le Christ l’a enseigné.                                                                                                                                                  En donnant pour acquis que c’est là plutôt le noeud de la vocation féminine, Jean Paul II semble ne pas se rendre compte qu’il paraît, de cette façon, proposer seulement aux femmes d’être chrétiennes, d’imiter le Christ. Oui, seulement aux femmes. Le modèle vocationnel proposé aux hommes, bien que cela ne soit pas indiqué avec la même précision,  semble de toute façon devoir être différent, pour assurer la complémentarité. Si on comprend  bien, c’est alors comme si le comportement du chrétien enseigné par Jésus -service, amour des autres, don de soi – était l’apanage exclusif des femmes.                                           Toutefois, cette contradiction évidente a peut-être été perçue, parce que dans son second document sur la question féminine, la Lettre aux femmes, publiée sept ans plus tard, en 1995, Jean Paul II parle de collaboration entre hommes et femmes, d’aide mutuelle, non unilatérale, et il reconnaît que sur l’horizon du « service », l’homme, entendu cette fois comme genre humain, ne peut se retrouver pleinement qu’à travers le don de soi.                                                Toujours est-il que dans la Lettre de 1995, l’expression « génie féminin » revient souvent, et Marie en est présentée comme le meilleur exemple : « l’Eglise voit en Marie la plus haute expression du ’génie féminin’ ». Mais quelle Marie ? C’est la question. Une Marie obéissante et limitée au service ? Ce n’est pas un hasard si Mulieris dignitatem, qui consacrait tant de pages à Marie, a mis en garde contre les « comparaisons » qui attribuent à Dieu des qualités « masculines » ou « féminines », répondant ainsi de manière indirecte à Jean Paul 1er qui avait parlé d’un Dieu mère. Dans son second document, le pape revient au concept de servir : « Sa ‘royauté’ est un service ! Son service est une ‘royauté’ ! » Et même s’il admet que le sacerdoce ministériel, dans le dessein du Christ, « n’est pas une expression de domination, mais de service », il insiste en fait pour dire que la vocation profonde de la femme est de se donner aux autres, d’être une aide pour l’homme. Et c’est en ce sens que doit être comprise la complémentarité entre homme et femme.

Mais il y a un autre aspect, où la Lettre de 1995 corrige au moins partiellement l’exhortation de 1988. Dans cette dernière, en effet, la maternité était présentée comme sommet de l’union entre les époux, dans une atmosphère romantique et sentimentale ne correspondant guère à la vraie vie, et qui oubliait complètement, les mères célibataires, et les maternités résultant d’un viol, c’est-à-dire, en pratique, tout ce qui n’entrait pas dans le modèle idéal du mariage que le pape présentait depuis longtemps dans ses catéchèses sur le corps. Dans la seconde lettre, ces sujets sont abordés.                                                                                                            Mais la tendance à parler seulement du mariage béni par l’Eglise demeure dominante, puisqu’elle s’est de nouveau manifestée au récent Synode sur la famille. Comme si les vraies familles étaient seulement les régulières, et pas celles des mères célibataires, souvent héroïques.

Si les femmes catholiques ont été absentes du débat féministe, c’est naturellement par la faute de ces femmes elles-mêmes, mais aussi à cause des deux documents de Jean Paul II qui ont célébré le génie féminin.                                                                                                        En même temps qu’ils restituaient aux femmes l’égalité au moment de la création, et la dignité d’une présence fondamentale dans l’histoire chrétienne, ces deux textes, en effet, condamnaient toute tentative de sortir du rôle traditionnel de mère, au sens biologique ou spirituel.                                                                                                                                                                         Au moment de la publication de chacune des deux lettres, les féministes laïques avaient aussitôt dénoncé ce danger : l’exaltation du génie féminin n’était qu’un piège pour maintenir les femmes dans les marges de l’histoire, où elles se trouvaient déjà, fort mal à l’aise. Les féministes opposaient à cela la nécessité d’appliquer à l’Eglise le paradigme des batailles menées dans le monde laïc, en revendiquant le sacerdoce comme voie d’accès au pouvoir. Sans partager cette position, je ne peux pas nier que les faits leur ont malheureusement donné raison.                                                                                                                                                                               Et c’est pour cela qu’aujourd’hui toute allusion au génie féminin est mal reçue par les femmes qui se veulent membres vivants de l’Eglise : elles y voient surtout un compliment servant à ne rien changer. Le génie féminin décrit par Jean Paul II est en effet celui de la mère qui donne tout pour les autres, qui renonce à toute forme d’affirmation personnelle pour vivre cachée dans le service. Or, il ne faut pas oublier que si ce modèle de vocation a sa grandeur, il l’a de la même façon pour les hommes. Même si aujourd’hui nous distinguons les dons innés des femmes et les qualités beaucoup plus nombreuses résultant du conditionnement social, nous ne pouvons certainement pas nier qu’être éduquées à l’altruisme et à la gratuité fait en général des femmes des êtres humains meilleurs que les hommes. Il n’est donc pas dit que ce qu’on appelle la construction culturelle du « genre » ne soit qu’une cage qui limite les femmes : en un certain sens, c’est précisément ce qui fait souvent d’elles des meilleures personnes. Mais pourquoi cette bonne éducation ne doit-elle pas être offerte aussi aux hommes ? Pourquoi les hommes sont-ils presque toujours laissés prisonniers de leur besoin d’affirmation, de leur égoïsme naturel, de leur incapacité à voir les besoins des autres ? Si l’éloge passionné que Jean Paul II fait du génie féminin avait ensuite conduit à ce projet prophétique, si le pape avait écrit que ce ne sont pas les femmes qui doivent devenir prêtres, mais plutôt les prêtres qui doivent apprendre des femmes à aimer, à servir, à écouter, il aurait certainement ouvert une page nouvelle et importante dans l’histoire  de l’émancipation féminine. Et aussi, ou même surtout, dans la vie chrétienne.                                                                                                                                   La gratitude envers le génie féminin, avec la reconnaissance du rôle que ce génie a eu dans la vie chrétienne, s’est retourné contre les femmes, pour les tenir éloignées de toutes les discussions où se décide l’avenir de l’Eglise. En somme, pour les considérer comme des servantes gentilles et oblatives, à réprimander si elles sortaient jamais de ce rôle avec des pensées, des propositions, voire même des protestations.

Le rôle historique du christianisme dans l’émancipation des femmes

Devant ces résultats, on ne peut certainement pas regarder les deux documents comme des pas en avant significatifs vers la sortie des femmes de leur marginalisation dans l’Eglise. Des effets plus incisifs ont été obtenus, par contre, par des papes qui ne se sont pas limités à la reconnaissance rhétorique du « génie féminin » mais ont posé des actes concrets : par exemple, la nomination, pour la première fois, par Paul VI, de deux femmes docteurs de l’Eglise, qui a ouvert la porte à d’autres reconnaissances analogues, ainsi que la promotion liturgique, par le Pape François, de la fête de Marie Madeleine, placée au même niveau que celle des apôtres. Et, si on regarde bien, même Humanae vitae, qui contenait implicitement une défense de la maternité et de son importance. En effet, comme le craignait Paul VI, on est passé par la suite de la contraception chimique à l’avortement, l’embryon sans la protection du sein maternel est devenu objet de recherche scientifique, de manipulations, et surtout la route s’est ouverte à la maternité de substitution. Ainsi le morcellement de la figure maternelle  – entre la donneuse d’ovule, celle qui loue son utérus, et finalement la mère « sociale » qui élèvera l’enfant – a gravement affaibli l’identité féminine, contribuant à en diminuer la spécificité.

Mais il y a une limite que toutes ces interventions partagent : l’autoréférencialité. Le problème du rôle de la femme, symbolique ou réel, n’est lu qu’à l’intérieur de la tradition chrétienne, de l’expérience  – vraie ou supposée – de l’histoire de l’Eglise. Cela a un goût de renfermé, de limité. Parce qu’on oublie que ces textes, ces pratiques, sont nées et se sont maintenues dans des contextes historiques déterminés, de confrontation avec d’autres cultures. Les deux autres grands monothéismes, le judaïsme et l’islam, sont nés dans un contexte païen où abondaient les déesses et les prêtresses. Pour s’imposer, ils ont renversé ces modèles des divinités féminines, en affirmant un ordre divin marqué par le pouvoir masculin. Jésus qui était juif n’a pas eu à se confronter à une culture païenne mais à une tradition fortement patriarcale. Dans ce contexte, nous comprenons mieux son attitude révolutionnaire à l’endroit des femmes.  Cette imprégnation des évangiles explique également l’attitude différente des chrétiens face au paganisme, et la capacité extraordinaire qu’ils ont manifestée d’englober le culte des déesses, transformant leurs temples en églises dédiées à Marie, dans toute l’aire méditerranéenne.

C’est seulement si on prend d’abord conscience que le comportement de Jésus à l’égard des femmes prend place à l’intérieur d’un contexte fortement patriarcal, marquant aussi les femmes du poids de l’impureté, qu’on saisit pleinement sa portée révolutionnaire. Vient alors à l’esprit l’idée que ces épisodes furent peut-être plus nombreux, mais que les évangélistes, évidemment nés dans cette culture, se sont contentés de mentionner ceux dont il fallait tenir compte. Le peu qu’il y a est donc très probablement l’indice d’une présence des femmes encore plus significative, comme le laisse entendre Enzo Bianchi dans son livre Gesù e le donne[6].                                                                                                                          Mais même ce peu a été révolutionnaire au point de changer l’histoire : la nouvelle religion chrétienne ne pouvait pas en faire abstraction, et de ce fait, pour la première fois dans un contexte patriarcal, même les femmes ont pu suivre une vocation religieuse, devenir moniales et faire « carrière » comme saintes. Un certain nombre de jeunes femmes n’ont pas  eu à accomplir exclusivement leur destinée biologique – ce qui n’est pas peu – et ont marqué toute l’histoire chrétienne par de fortes présences féminines.                                                           Le mariage lui-même a été défini, pour la première fois, avec des droits et des devoirs égaux pour les deux époux. Et l’indissolubilité signifiait, en somme, l’interdiction de répudier l’épouse stérile, ou regardée comme telle, ce qui restituait à la femme le statut d’être humain égal à celui du mari, et pas seulement un rôle défini par la fonction biologique.                                                                                                                                                                      Ce sont là des germes qui ont cheminé dans les sociétés de matrice culturelle chrétienne, les seules dans lesquelles a été revendiquée, puis obtenue, l’émancipation féminine.        

Reconnaître cela ne servirait pas seulement à rendre l’Eglise fière de sa tradition, mais aussi à regarder l’égalité entre hommes et femmes avec d’autres yeux, c’est-à-dire à ne plus la voir comme imposée de l’extérieur, par une modernité étrangère à sa propre tradition, mais comme le développement d’un germe intérieur.                                                           Parler de génie féminin ne favorise pas ce type d’interprétation culturelle, mais incite plutôt à suspecter dans toute revendication féminine  une déviation par rapport à la vraie vocation de la femme.

 

 

La maternité, symbole de la transcendance

Nous ne pouvons pas oublier, cependant, le lien indiscutable entre le féminin et la maternité : il y a là le germe d’une réflexion plus large à mener. Et s’y trouve aussi dénoncée l’aporie la plus grave de l’idéologie féministe dominante, celle qui voit la liberté de la femme seulement en opposition à la maternité.  La pensée philosophique et la psychanalyse, qui ont abordé au cours des dernières décennies le thème de la maternité, dans un contexte qui tendait à en annuler l’importance, en ont exploré le sens profond dans des directions qui confirment et enrichissent, en fait, le lien entre féminin et transcendant que propose Mulieris dignitatem. Elles ont révélé le sens d’ouverture que la maternité réalise vers le transcendant, vers « l’univers infini », pour parler comme Clotilde Leguil[7], qui écrit que reconnaître le corps féminin comme radicalement différent du masculin « implique le passage du monde clos à l’univers infini ». Elle cite à ce propos les vers du poète Antoine Tudal, qu’aimait beaucoup Lacan : « Entre l’homme et l’amour, il y a la femme. Entre l’homme et la femme, il y a un monde. Entre l’homme et le monde, il y a un mur ».                                                                                                                                              Lévinas a lui aussi développé cette interprétation, approfondie à son tour par Catherine Chalier : « L’autre par excellence, c’est le féminin, par lequel un arrière-monde prolonge le monde »[8].   Et ceci se produit précisément à travers le mystère de la maternité, dans lequel Catherine Chalier ne  voit pas une contrainte, une prison, mais une élection : la femme acceptant la maternité « répond à un appel qu’elle n’a pas choisi, mais qui l’a élue »[9]. La femme devient ainsi « le pas-encore, c’est-à-dire l’infiniment futur, ce qui est à engendrer »[10]. Catherine Chalier nous conduit ainsi à regarder la fécondité comme transcendance totale, comme une expérience qui « révèle une séparation rebelle à toute totalité, car l’Infini ne s’y laisse pas enfermer »[11]. Parce que, poursuit-elle, « l’enfant met en rapport avec le temps infini. La fécondité désennuie de soi et conduit ailleurs »[12].

La valeur de la maternité ainsi retrouvée, réapparaît le nœud de la question posée par Lévinas : si la femme représente l’autre de l’homme, elle est aussi symbole du transcendant, altérité par excellence.                                                                                                                       La différence entre les sexes ouvre donc au rapport à la transcendance, avec la présence de Dieu auprès des êtres humains, à travers le mystère ouvert de la maternité. L’insistance de l’Eglise à défendre la polarité sexuelle est donc bien venue, pas seulement comme hommage au projet divin, mais aussi parce qu’elle garantit la présence de Dieu dans les vies humaines. De même, le rôle central de la maternité, fortement souligné dans les deux lettres, a une portée décisive non seulement pour définir la vocation de la femme,  mais surtout pour garantir l’ouverture au transcendant chez tous, hommes et femmes. En un sens, ce problème avait déjà été perçu par Paul VI, qui soutient, dans Humanae vitae, que seule l’ouverture à la procréation, où il y a interaction avec la volonté divine, peut ramener Dieu dans le lien matrimonial.

Tout cela ne concerne pas que les femmes, mais le genre humain tout entier. Mais cela ne confirme pas le projet de Jean Paul II de résoudre le problème des rapports entre les genres par la complémentarité. La complémentarité en effet implique la confluence dans un rapport fermé de deux sujets nécessairement différents, une opération qui non seulement ne laisse pas de place aux similarités, pourtant plus nombreuses que les différences, mais ferme de fait l’ouverture au transcendant. Car la symétrie, certes plus rassurante, crée un espace privé de différence, un espace devenant un tout compact, homogène et fermé. Comme l’écrit Catherine Chalier, « dans l’effacement de toute altérité, dans un espace sans afférence, aucun écart n’entame la clôture du même sur lui-même »[13].                                                                          Si, au contraire, nous considérons la différence entre les sexes comme irréductible, asymétrique, et donc dynamique et vitale, nous aurons une porte ouverte au transcendant dans la vie humaine. Ouverte à la fois aux hommes et aux femmes, dans la même mesure, sans recourir au génie féminin.  Mais en reconnaissant à la femme un rôle assez important pour ne plus pouvoir lui nier l’accès à l’exercice du discernement dans l’Eglise.    Nous pouvons dire en conclusion que, du fait même de sa radicalité, la représentation de la maternité de Levinas dans le champ de la pensée juive peut être considérée de manière plus favorable que celle qui est présente dans les documents pontificaux. Cette radicalité ouvre à la possibilité de reconnaître en Dieu des traits féminins. Elle ouvre donc un champ de réflexion à la fois nouveau et de grande importance.

 

 

 

[1] Historienne, théologienne ; dernier ouvrage publié, Du dernier rang, les femmes et l’Eglise, Salvatore, 2016

[2] Lettre apostolique Mulieris dignitatem sur la dignité et la vocation de la femme, à l’occasion de l’Année mariale, § 31. Documentation catholique 20 novembre 1988, p.1088.

[3] C.  Lubich : « La radicale novità e la profonda libertà di Gesù nel rapporto con le donne », in  Dignità e vocazione della donna. Per une lettura della Mulieris Dignitatem, Testo e commenti Libreria editrice vaticana, 1989.

[4] G.Honoré-Lainé : « La Chiesa sposa di Cristo », in Dignità e vocazione, op.cit., p.170.

[5] M.Hendrickx : « I cambiamenti nella società e nelle Chiesa per un più giusto riconoscimento della donna », in Dignità e vocazione, op.cit., p.176.

[6] E.Bianchi : Gesù e le donne. Einaudi, Turin 2016.

[7] C. Leguil : Penser le genre féminin par-delà les normes, dans Etudes mai 2016, p.57

[8] C. Chalier : Figures du féminin, Ed. des femmes, Paris 2006, p.19.

[9] C. Chalier : op.cit., p.40.

[10] C. Chalier : op.cit., p.27.

[11] C. Chalier : op.cit., p.30.

[12] C. Chalier : op.cit., p.30.

[13] C. Chalier : op.cit., p.17.