légion d’honneur Jean-Paul

Remise des insignes de Chevalier de la Légion d’honneur à Mgr Vesco, évêque d’Oran par M. Cazeneuve

5 avril 2017, discours de M. Cazeneuve et de Mgr Vesco, op

Secrétariat de Mgr Vesco, op (*)

Le 5 avril 2017, Mgr Jean-Paul Vesco, op, recevait la Légion d’honneur des mains de M. Cazeneuve, premier ministre de la République française à la résidence de l’ambassadeur de France à Alger (Algérie). Le premier ministre français a profité d’une visite de deux jours en Algérie – axée sur le renforcement des partenariats économiques et de la lutte antiterroriste – pour remettre cette distinction à l’évêque d’Oran, qu’il connaît et apprécie, rappelant les différentes étapes de sa vie. Nous publions la laudatio du premier ministre, dans son intégralité, puis les remerciements de Mgr Vesco.

Discours du premier ministre, à l’occasion de la remise de la Légion d’honneur à Monseigneur Jean-Paul Vesco, évêque d’Oran

Monsieur le président de l’Assemblée nationale, Cher Claude Bartolone,
Éminence (Monsieur le Cardinal Nzapalainga, archevêque de Bangui),
Monseigneur (Desfarges, archevêque d’Alger),
Messieurs les députés,
Monsieur le Sénateur,
Monsieur l’Ambassadeur,
Chère Madame,
Monsieur le Consul général de France à Oran,
Mesdames, Messieurs,
Monseigneur, Cher Jean-Paul Vesco,

Grâce à la chaleureuse hospitalité de notre ambassadeur et de Madame Emie, c’est dans la relative intimité de la résidence des Oliviers, à Alger, loin de votre évêché et de vos fidèles, que j’ai le plaisir de vous remettre cette haute distinction, en présence d’abord de vos parents, que je salue chaleureusement, de hautes personnalités de l’Église mais également de vos amis.

Nous avions fait connaissance en décembre 2014, lors d’une visite à Oran, sur la terre natale de mes parents. Votre sagesse, votre profond amour de l’Algérie m’avaient alors frappé, aussi bien que votre engagement à redonner toute sa beauté à la chapelle de Santa Cruz que vous m’aviez fait visiter. Une deuxième rencontre, cette fois dans les salons de la Villa Bonaparte à Rome, au cours de laquelle vous aviez évoqué les travaux du synode sur la famille auxquels vous participiez, n’avait fait que conforter cette impression.

Je me félicite donc de vous retrouver à nouveau aujourd’hui, alors que la République vous témoigne sa reconnaissance pour votre action continue en faveur du dialogue interreligieux, entre islam et chrétienté, qui coexistent depuis si longtemps en terre d’Algérie. Et je suis heureux que cette circonstance me permette de prononcer votre éloge.

Monseigneur,

Vous avez eu une vie riche et bien remplie avant de trouver la vocation du sacerdoce. Car, bien que vous soyez issu d’un milieu profondément catholique – votre oncle Jean-Luc Vesco a dirigé l’École biblique à Jérusalem –, votre première vocation n’était pas religieuse. Après avoir suivi votre scolarité secondaire à Sainte-Marie Lyon, vous avez choisi de vous inscrire en droit et vous avez aussi suivi des études de gestion à HEC.

Au terme de ce double cursus, vous vous spécialisez logiquement dans le droit des affaires, que vous apprenez à apprécier alors que vous effectuez vos premiers pas dans un cabinet d’avocats parisien. Après deux ans de dur labeur, vous ouvrez votre propre cabinet rue du Faubourg-Saint-Honoré. Clin d’œil du destin, ou signe de la Providence, ce cabinet est situé au 223 de cette rue, tandis que le couvent des dominicains de l’annonciation est au 222.

J’aurais des scrupules à faire le récit de votre vocation. D’abord parce qu’il s’agit d’un sujet très intime ; et aussi parce que l’on m’en a livré deux versions différentes. Selon la première, vous vous trouviez sur l’autoroute A13, de retour de Normandie où vous aviez assisté à l’ordination d’un prêtre dans la basilique de Lisieux. Mais selon un autre récit, vous accomplissiez un voyage en Hongrie, en compagnie de votre oncle et d’un autre frère dominicain, auxquels vous avez annoncé votre intention d’entrer à votre tour dans l’Ordre des frères prêcheurs. Comme quoi, il est certains aspects de la vie de nos concitoyens que même un ancien ministre de l’Intérieur ne peut se flatter de connaître avec certitude. Il y a là quelque chose de rassurant, me semble-t-il, en ces temps où l’on redoute l’existence de « cabinets noirs ».

Quoi qu’il en soit, vous avez entamé une nouvelle vie, à 32 ans, en entrant pour un an au noviciat dominicain de Strasbourg. Vous achevez ensuite vos études de théologie à Lyon, où vous rencontrez un homme exceptionnel : Gérard, un frère dominicain qui fut prêtre-ouvrier dans une usine. Ce dernier vous explique qu’il compte se rendre en Algérie où l’Ordre dominicain veut refonder une présence après l’assassinat de Monseigneur Pierre Claverie, évêque d’Oran.

À l’époque, l’Algérie vit des heures sombres. Le fléau du terrorisme frappe ce pays et je sais que cette épreuve aura été d’autant plus cruelle qu’elle aura été subie, bien souvent, dans le silence d’une opinion publique internationale qui tarde alors à prendre la pleine mesure de ce qui se déroule ici.

Parmi les victimes, aux côtés des innombrables Algériens de foi musulmane, se sont aussi trouvés plusieurs Français, profondément attachés à ce pays et aux liens de fraternité qu’ils avaient tissés avec ses habitants. Nous gardons tous, Français et Algériens, un souvenir révolté du lâche assassinat des sept moines de Tibhirine en mai 1996, et des quatre Pères blancs à Tizi Ouzou en décembre 1994. Entre 1994 et 1996, l’Église a perdu 19 des siens en Algérie.

Parmi eux, j’ai une pensée particulière pour Monseigneur Pierre Claverie, votre prédécesseur, évêque d’Oran, assassiné le 1er août 1996 aux côtés d’un jeune Algérien musulman, alors qu’il lançait sans relâche, et avec un courage exemplaire, ses appels à la paix dans une Algérie meurtrie par une violence inouïe. C’est aussi au cours de ces années éprouvantes que le cardinal Léon Étienne Duval, archevêque d’Alger et grande figure de l’Église dans le pays, nous a quittés, le 30 mai 1996.

Pour votre part, vous arrivez pour la première fois en Algérie en octobre 2000, à Béni Abbès, là où le père Charles de Foucauld a fondé son premier ermitage. Vous venez apprendre l’arabe algérien mais ce premier séjour est pour vous une révélation : l’Algérie est votre terre d’adoption et vous ne souhaiterez plus jamais la quitter. Dans cette magnifique région désertique où les relations sont immédiates et extraordinairement chaleureuses, vous nouez des amitiés durables. Vous y trouvez aussi le calme et la sérénité nécessaires à la réflexion spirituelle que le père de Foucauld décrivait si bien : « Il faut passer par le désert et y séjourner pour recevoir la grâce de Dieu ; c’est là qu’on se vide, qu’on chasse de soi tout ce qui n’est pas Dieu et qu’on vide complètement cette petite maison de notre âme pour laisser toute la place à Dieu seul. »

Après un séjour à l’école biblique de Jérusalem, où vous terminez vos études et approfondissez votre connaissance de l’islam, vous retournez donc en Algérie, à Tlemcen, où vous refondez une présence dominicaine. Jusqu’à votre consécration épiscopale en la cathédrale d’Oran en 2013, vous n’aurez de cesse de développer dans ce pays l’héritage spirituel de Monseigneur Claverie, en appuyant le rapprochement entre chrétiens et musulmans, afin que ceux-ci vivent ensemble dans le dialogue, le respect et la fraternité. Le lien exceptionnel que vous avez noué avec le directeur de la Grande mosquée d’Oran en témoigne : ce dernier vous a d’ailleurs proposé, lors des récentes visites des maires de Lyon et de Bordeaux, de les accueillir à ses côtés dans sa mosquée, en témoignage de l’attachement que vous portez l’un et l’autre au dialogue des religions.

Réfractaire à tout prosélytisme, vous dirigez l’action de l’Église dans le diocèse d’Oran vers les plus démunis, notamment vers les migrants subsahariens et vers les malades, en particulier ceux atteints du sida. Vous aidez votre communauté forte de quelques milliers de membres à connaître et à comprendre la société algérienne, ses combats, son histoire sa culture. Votre Église se veut profondément « citoyenne » : elle met par exemple à la disposition de milliers d’étudiants algériens des bibliothèques de niveau universitaire. Au Centre Pierre Claverie, les enfants peuvent participer à des activités de loisirs, comme ils peuvent suivre des cours d’informatique ou de couture.

Dans cette Nation qui a tant souffert des guerres et de la violence, votre présence apaisante est remarquée et appréciée des autorités. Le wali d’Oran, votre ami, ne vous appelle-t-il pas d’ailleurs « Notre évêque », tout comme la ministre de la Famille et de la solidarité nationale Mounia Meslem ? Ces relations d’une qualité exceptionnelle vous seront d’une grande aide pour faire aboutir le projet très ambitieux de rénovation du sanctuaire de Notre-Dame de Santa Cruz, emblématique de la ville d’Oran, que j’ai visité à vos côtés, je l’ai rappelé, en décembre 2015.

Votre action en vue d’en faire un pôle culturel destiné à toute la population a reçu le soutien des autorités algériennes, et d’abord du wali et du maire d’Oran, vos amis, qui se sont engagées dans le financement de ce projet de restauration. La France, mais aussi l’Union européenne et des mécènes privés se sont mobilisés pour boucler le financement, comme cela avait été fait à Annaba pour restaurer la basilique Saint-Augustin d’Hippone, mais aussi à Alger avec l’admirable rénovation de la basilique Notre-Dame d’Afrique. Vous savez combien, avec l’Ambassadeur et avec Laurent Fabius, alors ministre des Affaires étrangères et du développement international, nous nous sommes impliqués pour vous aider à trouver des financements.

Votre action inlassable se situe dans la continuité de celle des grands évêques qui se sont succédés dans ce pays. Qu’il me soit permis d’évoquer Monseigneur Henri Teissier, archevêque émérite d’Alger et figure historique de l’église d’Algérie, qui n’a pas pu être des nôtres ce soir ; et de saluer chaleureusement Monseigneur Paul Desfarges, nouvel archevêque d’Alger. En sa présence, je veux dire que, en participant ainsi au rayonnement de l’Église telle que vous la concevez, une Église de courage, d’amour et de paix, vous contribuez au rapprochement de nos deux pays à travers la propagation des valeurs de tolérance et de respect.

Mais votre action et votre influence ne s’arrêtent pas aux frontières de l’Algérie.

Vous avez été élu en décembre 2010 prieur provincial des dominicains de France et vous avez assumé cette charge importante pendant deux ans. Vous avez su accompagner ainsi la vocation et la vie de plusieurs centaines de vos frères dominicains, dont les activités sont prodigieusement diverses. Vous avez aussi contribué à la rénovation de cette grande maison que sont les éditions du Cerf.

Vos écrits et vos conférences publiques ont fait de vous, non seulement un acteur de l’Église en terre d’islam et un artisan du dialogue entre nos religions, mais un théologien et un réformateur.

Vous avez consacré un ouvrage à la question de la liberté religieuse, où vous décrivez notamment les enjeux qu’elle présente en Algérie et dans les sociétés de culture musulmane en général.

Les questions « familiales » sont aussi au cœur de vos réflexions. Dans votre ouvrage Tout amour véritable est indissoluble, vous avez pris vigoureusement parti dans la question, délicate pour l’Église, de l’accueil sacramentel des divorcés remariés. Cette question s’est trouvée au cœur des discussions du Synode sur la famille, à Rome, où votre rôle a été remarqué. Il ne m’appartient certes pas, ni en tant que représentant de la République laïque, (ni même en tant que sujet divorcé et remarié avec la même épouse), d’avoir une opinion sur cette controverse théologique. Mais je note que vous avez vous-même tiré, avec beaucoup de sagesse, cette conclusion du Synode en écrivant que le grand texte qui en est issu « n’est satisfaisant ni pour les uns, ni pour les autres, et que c’est bien ainsi. » « Je l’ai sans difficulté fait mien parce qu’il est un texte d’unité, avez-vous ajouté, pas seulement de compromis. Il nous emmène chacun un peu plus loin que là où nous pensions aller. »

« Aller plus loin que là où nous pensions aller », c’est aussi, d’une certaine façon, pour le croyant, l’enjeu du dialogue interreligieux ; et pour celui qui ne croit pas, une maxime d’ouverture d’esprit et de refus des préjugés.

En cela, votre pensée et votre action rejoignent celle de cette admirable figure de l’islam et de l’Algérie qu’a été l’Émir Abd El-Kader. Dans sa Lettre aux Français, il soulignait comme vous la parenté des trois grandes religions monothéistes. Quelques années plus tard, en 1860 à Damas, Abd El-Kader eut l’occasion de mettre ses paroles en acte, en sauvant d’un massacre prévisible des chrétiens, dont le consul de France. Pour cet acte de courage et de fraternité, il fut décoré de la Légion d’honneur, distinction qu’il accepta sans hésiter. Puissent ses appels à la tolérance, comme les vôtres, être encore entendus de nos jours de part et d’autre de la Méditerranée.

Monseigneur,

Je m’apprête donc aujourd’hui à faire chevalier de la Légion d’honneur un éminent citoyen français qui a beaucoup contribué à renforcer les liens entre deux grands pays.

On m’a fait part de votre souhait de demander la nationalité algérienne, sans renier la vôtre le moins du monde, bien entendu, mais pour témoigner du lien si fort qui vous attache à cette terre. Vous rejoindriez alors la communauté des quelque cinq cent mille binationaux Franco-Algériens. Cette communauté, vous le savez, fait parfois l’objet d’attaques ou d’injustes soupçons. Mon gouvernement a toujours tenu à la défendre au nom d’une certaine tradition républicaine, qui considère la double nationalité comme une richesse. J’ai pour ma part la conviction, que, si cette nationalité vous était accordée, vous n’en seriez que plus Français, si cela est possible.

Monseigneur Jean-Paul Vesco, au nom du président de la République et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons chevalier de la Légion d’honneur.

Remerciements, Résidence de l’Ambassadeur de France à Alger, le 5 avril 2017

Monsieur le premier ministre,
Mesdames et Messieurs les Ministres, élus de la Républiques et hautes personnalités françaises,
Monsieur l’Ambassadeur,
chère Isabelle,
chers membres des Corps diplomatiques et consulaires,
Éminence et cher frère Dieudonné,
Monseigneur le Nonce apostolique,
Monseigneur l’Archevêque d’Alger,
chers frères dans le sacrement de l’ordre,
chers amis,
étant mises à part la fierté et la gratitude que suscite naturellement l’octroi d’une distinction telle que la Légion d’honneur, la recevoir ne va pas de soi, loin s’en faut, et cela pour au moins trois raisons.

La première raison est que, sans fausse modestie mal placée, j’ai bien conscience de ne pas la mériter, ou du moins de ne pas la mériter davantage que tant et tant d’autres, notamment tant d’hommes et de femmes qui œuvrent ou ont œuvré avec moi et autant que moi dans ce pays au sein de l’Église catholique. C’est bien sûr à eux d’abord que je veux dédier cet honneur qui m’est fait. Grâce à Dieu, il y a longtemps que j’ai appris qu’être à la tête d’une institution aussi modeste soit-elle – mais cela doit être encore plus vrai à la tête d’un gouvernement (!) – suppose d’accepter de recevoir des éloges que l’on ne mérite pas toujours, et aussi d’essuyer des critiques que l’on ne mérite pas toujours non plus. Alors, de temps en temps, ne boudons pas les éloges ! Il est clair en tous les cas que je partage absolument l’avis de ceux qui estimeraient que cette distinction n’est pas justifiée. Davantage que de récompenser un passé, j’ai bien conscience que cette distinction dessine un horizon à atteindre, et je suis bien décidé à m’employer à ce que le futur donne tort demain à ceux à qui le présent donne raison aujourd’hui.

La seconde raison pour laquelle recevoir cette distinction ne va pas de soi, c’est que le fait qu’un évêque soit, ès qualités, décoré par la République peut faire craindre, de part et d’autre, un mélange des genres, une inféodation d’un côté, une atteinte à une certaine conception de la laïcité de l’autre. Je sais, Monsieur le premier ministre, qu’une telle conception maximaliste de la laïcité n’est pas la vôtre. Paradoxalement, c’est sans doute cette zone un peu grise qui donne le plus de sens à l’honneur qui m’est fait. Depuis l’indépendance du pays et l’appel lancé par le cardinal Duval à ses prêtres, religieux (ses) de rester en Algérie malgré le départ du peuple chrétien, l’Église catholique a eu à cœur de contribuer autant qu’elle le peut à la vie d’une société d’essence musulmane, au travers de ces écoles, de ses dispensaires, puis de bien des manières après la nationalisation des secteurs de la santé et de l’éducation dans les années 75. Dit autrement, l’Église catholique, considérée comme étrangère (ce qu’elle n’est pas juridiquement) et majoritairement composée de Non-Algériens veut être une Église pleinement citoyenne de ce pays. Non pas au sens où elle revendiquerait des droits, et notamment des droits politiques, mais au sens où elle revendique le droit d’exercer ses devoirs de citoyen. Plus que tout, l’Église catholique est attachée à éviter un repli communautaire, une sorte d’aumônerie pour chrétiens étrangers vivants en Algérie.

Ce qui est vrai pour l’Algérie l’est tout autant pour la France. La perte de pouvoir temporel est une chance pour le christianisme qui n’a jamais eu vocation à être la matrice d’un ordre politique. Chaque fois que cela a été le cas, l’Église a perdu un peu de son âme. L’expérience de l’Église en Algérie permet d’expérimenter la vérité de la phrase de saint Paul : « quand je suis faible, c’est alors que je suis fort ». Et d’une façon plus générale, on n’est jamais aussi intelligent que lorsqu’on est minoritaire, à la condition bien sûr de ne pas succomber à la tentation du repli identitaire. Je rêve pour mon pays, d’une laïcité ouverte où chacun aurait à cœur d’amener le meilleur de sa tradition, de sa religion dans le respect de la liberté, de la dignité et des croyances des autres. Une laïcité qui ne commande pas de laisser sa foi au portemanteau mais qui demeure intransigeante sur le respect des lois de la République dessine le chemin vers cette humanité plurielle chère à Monseigneur Pierre Claverie, évêque d’Oran, assassiné le 1er août 1996. La présence ce soir de Son Éminence le cardinal Dieudonné Nzapalainga, archevêque de Bangui est là pour nous rappeler que la religion véritablement pratiquée est davantage du côté de la solution que du problème selon l’expression du cardinal Jean-Louis Tauran. Pendant les événements qui ont ensanglanté la Centrafrique au début de l’année 2013, l’archevêque a accueilli l’imam et sa famille pendant six mois à l’archevêché, et ensemble, avec le pasteur protestant, ils ont eu le courage de prêcher ensemble la paix et la modération aux membres de leurs communautés respectives victimes de la violence et aspirées par la spirale infernale de la vengeance.
Les relations entre l’Église et les autorités diplomatiques et consulaires ont ici toujours été empreintes de ce respect de la différence des genres, dans la cordialité et le soutien véritable chaque fois que nécessaire, et de cela je rends grâce. Je dois toutefois à la vérité, Monsieur le Consul Général d’Oran et cher Gérard, que l’évêque a davantage sollicité le Consul Général pour faire avancer une demande de visa que le Consul Général a sollicité l’évêque pour faire avancer une demande de baptême. Tu as été d’une discrétion et d’une retenue exemplaire, je ne peux pas en dire tout à fait autant !

La troisième raison pour laquelle recevoir cette distinction ne va pas de soi, c’est qu’il ne va pas du tout de soi de recevoir, a fortiori en tant qu’évêque, une décoration française en Algérie. Tout d’abord parce qu’il nous faut sans cesse répéter que, contrairement à une idée qui a la vie dure, l’Église en Algérie ce n’est pas la France mais l’Église universelle. Et de fait, il n’y a pas moins de cinquante nationalités régulièrement présentes dans nos assemblées. Mais surtout, pas seulement dans l’Église et pas seulement en Algérie, on est sans cesse rattrapé par la tentation de penser qu’on serait d’autant plus « algérien » qu’on serait moins « français ». La complexité des relations et de l’histoire entre la France et l’Algérie, entre les Français et les Algériens entre eux et jusqu’à l’intérieur d’eux-mêmes induisent, de part et d’autre, ce sentiment destructeur. L’histoire des deux est l’histoire d’une amitié blessée et la France et l’Algérie se blessent non pas comme des indifférents, ou même des ennemis, mais comme seuls des amis savent se blesser. Alors oui, je suis évêque en Algérie, et à ce titre je travaille à témoigner autant que je le peux que la différence religieuse est peu de chose au regard de notre commune humanité, sauf un enrichissement mutuel. Mais je suis aussi français, et à ce titre, je m’emploie à retisser tous les liens de cette amitié qui demeure une chance formidable pour nos deux pays. La France et l’Algérie ont de toutes les façons destins définitivement liés, et cela ne fait que commencer du fait de la démographie et du mouvement des personnes. Alors, lorsque l’on est condamné à vivre ensemble, pourquoi ne pas décider de s’aimer ?

Je voudrais à présent dire merci.

Mon premier merci s’adresse au Ciel qui me donne la joie d’offrir ce moment à mes parents venus vivre Pâques en Algérie. Les enfants, fussent-ils évêques, sont souvent ingrats et rendent bien peu de l’amour qui les a construits. Cette soirée me permet de refaire un peu de mon retard !

Chacun des amis présents ici occupe une place particulière et représente ceux qui n’ont pas pu être là. Qu’il me soit permis de n’en citer que quelques-uns, en priorité ceux de ce pays.

Merci à toi cher Sherif d’être là pour représenter ceux qui ont su mener le combat pour l’indépendance de leur pays et vivre ensuite une relation pacifiée avec la France et les Français, notamment avec ceux qui, comme moi, qui ont l’âge de l’Algérie indépendante.

Merci à ton épouse, chère Myriam, qui témoigne par sa vie et ses engagements tant en France qu’en Algérie que la différence religieuse peut nourrir la communion spirituelle plutôt qu’y faire obstacle.

Merci à vous cher Slim, chère Rym et cher Rachid d’incarner à mes yeux une Algérie qui va de l’avant et qui entreprend. Vous avez en commun d’avoir à cœur de participer à la construction de l’avenir de votre pays en même temps que vous poursuivez une aventure entrepreneuriale.

Merci à toi cher Hichem, dit « Le Hic », de ton amitié, de ton talent et de ta force tranquille. Tu es en quelque sorte à l’Algérie ce que Plantu est à la France. Je n’ai jamais compris comment ton humour dévastateur, mais jamais aigre, pouvait se conjuguer avec une vraie gentillesse. J’ai fait l’expérience personnelle, le 10 mars dernier, qu’il est presque agréable de faire les frais de tes traits. Il se peut que tout le monde n’en dise pas autant !

Merci à toi cher Fayçal d’avoir tenu à être présent ce soir. En tant qu’économe tu es sans doute le seul musulman en vraie responsabilité dans un diocèse catholique, et pour moi, tu es ce précieux frère d’armes depuis plus de dix ans. Merci à toi cher Hubert d’être ce compagnon autant que le Vicaire Général du diocèse, et à toi Jean d’avoir engagé notre amitié au service du projet de restauration du site de Santa Cruz, notamment en organisant le jumelage des plus jeunes générations.

Je veux bien sûr dire ma gratitude particulière à mes amis Vincenzo et Dominique pour qui amitié rime de façon particulière avec générosité. Vincenzo, tu as en plusieurs occasions donné physiquement corps à mes anges gardiens !

Merci à mes frères représentants cette autre famille pour moi, celle de l’Église universelle et celle qui est en Algérie. Il n’était guère possible d’ouvrir plus largement l’espace de cette réception mais par vous, c’est toute l’Église qui est présente.

Monsieur l’Ambassadeur et cher Bernard, je sais ce que je dois à votre amitié. Pardon : à ton amitié. Comme souvent, elle a laissé entrevoir sa possibilité dès notre première rencontre. À peine nommé, tu es venu à Oran et tu as souhaité te rendre à l’évêché pour déposer une gerbe de fleurs sur la tombe de Monseigneur Pierre Claverie. Difficile d’imaginer meilleure entrée en matière. Tu as ensuite visité le site de Notre Dame de Santa Cruz et j’ai bien sûr été profondément et définitivement touché par ton indéfectible soutien, notamment lorsque tu as compris qu’il fallait sauver « le soldat Vesco ». C’est un soutien que l’on n’oublie jamais. Je sais aussi que je dois l’honneur qui m’est fait à ton amitié et cela n’enlève rien à la valeur de cette décoration, elle n’en a que davantage de goût. Ce goût de l’amitié qui sera le sien sera une motivation supplémentaire pour la porter.

Monsieur le premier ministre, notre première rencontre, une claire soirée d’hiver au sommet de Santa Cruz était placée elle aussi sous le signe de l’amitié. Ces choses-là ne s’expliquent pas. Vous avez été accueilli comme un enfant d’Oran par les autorités locales, avec une chaleur que je n’avais jamais perçue à ce point lors d’aucune autre rencontre officielle pourtant toujours conviviales et mêmes souvent fraternelles. Vous m’aviez promis de m’aider dans le projet de restauration de ce sanctuaire dont l’évocation a bercé votre enfance et vous avez tenu parole.

Quelques jours après, la France était ébranlée par l’attentat de Charlie Hebdo. J’ai voulu vous faire passer un message de soutien, et quelle ne fut pas ma surprise de recevoir de Gabriel Kunde, votre incroyable chef de cabinet, une réponse m’indiquant qu’il vous avait transmis mon message, alors qu’une cellule de crise était réunie place Beauvau et que les frères Kouachi étaient encore en cavale ! Ensuite, lors de chacun des attentats qui a endeuillé le pays, j’ai ressenti le besoin de vous dire que je priais pour vous, et c’était vrai. Lorsque vous êtes entré dans le Bataclan pour découvrir l’innommable, un évêque priait pour vous à Oran, sachant bien qu’il est des images qui ne s’effaceraient désormais jamais de votre mémoire. Merci Monsieur le premier ministre d’avoir été cette voix et cette présence apaisante et sûre en ces heures dramatiques.

Il se murmure que ce profil pour moi l’éventualité de pouvoir vous appeler « cher confrère » dans les semaines à venir. Dont acte. Mais ce soir permettez-moi de vous appeler simplement « frère » et d’avoir la conviction que vous êtes un des grands serviteurs de l’État dont la France peut s’enorgueillir.

Merci de votre attention.

+ fr. Jean-Paul Vesco op