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Propos recueillis par Marie-Lucile Kubacki

Pour sortir de l’impasse sur les divorcés remariés

 

Monseigneur Jean-Paul Vesco nous offre un long mais très instructif texte sur la question des divorcés-remariés et des sacrements.

Une approche théologique et juridique de la question de l’accès des « divorcés-remariés » aux sacrements de la réconciliation et de l’eucharistie.

L’indissolubilité d’une alliance véritable entre deux êtres a été affirmée par le Christ avec force et mise en relation par Lui avec la création de l’homme et de la femme (Mt 19.4). Elle a, dès les temps apostoliques, occupé une place particulière dans la doctrine de l’Église, plus que dans aucune autre religion ou tradition. C’est ainsi qu’à l’instar de Paul qui associe au même mystère l’alliance des époux et celle du Christ et de l’Église (Ep 5.32), le mariage a été élevé, des siècles plus tard, au rang de sacrement. Le mariage chrétien est un trésor qu’il importe de protéger et de valoriser, spécialement à un moment où en France et ailleurs en Europe, le fossé se creuse entre le mariage sacramentel chrétien et le mariage civil.

Néanmoins, si l’alliance conjugale entre deux personnes est par essence indissoluble, elle demeure une des aventures humaines les plus belles mais aussi les plus périlleuses qui soit. Nombreux sont les couples qui se déchirent et se défont, et nombreux aussi sont ceux qui, après une première alliance conclue en conscience et en vérité, se trouvent dans la situation d’en conclure une seconde, également en conscience et en vérité. Ce sont ceux que l’on appelle trop communément les « divorcés-remariés ». On sait combien cette terminologie générique peut renfermer d’histoires de vies, toutes singulières et toutes différentes, qu’il est difficilement tenable d’enfermer dans un même vocable et dans un même traitement.

En vertu du caractère indissoluble du premier lien sur lequel il ne se reconnaît aucun pouvoir, le Magistère de l’Eglise considère aujourd’hui que l’état de vie des « divorcés-remariés » est assimilable à une persistance obstinée dans un état de péché grave (l’adultère) qui leur interdit l’accès au sacrement de réconciliation et donc aussi à la communion eucharistique (art 915 du code de droit canonique). Cette notion de persistance obstinée dans un état de péché est le point d’achoppement qui distingue les « divorcés-remariés » du commun des pécheurs que nous sommes tous puisqu’elle interdit l’accès au sacrement de réconciliation. Il n’est en effet pas de pardon sacramentel possible sans la volonté ferme de renoncer à son péché. Or, seule cette réconciliation sacramentelle après une faute grave peut ouvrir la voie au sacrement de l’eucharistie.

Cette notion de persistance obstinée dans un état de péché grave est bien sûr sans rapport avec la vie de tant de ces couples qui mettent tout leur cœur à (re)construire jour après jour une vie conjugale vraie et féconde. Leur vie n’a pas grand-chose à voir avec le désordre et la duplicité d’une vie adultère qui suppose une relation simultanée avec deux personnes, ce qui n’est pas leur cas.

Même s’ils sont prêts à reconnaître que leur vie est marquée par une rupture douloureuse et possiblement fautive par rapport à l’engagement pris au jour de leur mariage, ils ne se reconnaissent pas dans la situation d’adultère qui est la leur au regard de l’Eglise. Dès lors la position magistérielle apparait comme injuste, juridique à l’excès, ne faisant aucune place à l’expression de la miséricorde divine. Ils se sentent exclus, ou pire encore s’auto-excluent de l’Eglise, et nombre d’entre eux perdent le chemin de la foi.

Pourtant il semble bien que l’on peut faire le pari de la non contradiction entre d’une part l’affirmation sans concession de l’indissolubilité intrinsèque à tout véritable amour, et d’autre part l’échec, à vue humaine, de cet amour.

Il faut pour cela revenir aux sources de l’indissolubilité et opérer une distinction entre indissolubilité et unicité.

Revenir aux sources de l’indissolubilité du mariage sacramentel

Pour pouvoir recevoir le sacrement de réconciliation, et donc ensuite avoir accès à la communion eucharistique, les personnes « divorcées-remariées » sont placées face à une décision impossible, celle de rompre une union conjugale heureuse de laquelle sont peut-être nés des enfants. Cette décision est impossible à prendre non pas en raison d’un manque de courage ou d’un manque de foi. Elle est impossible car leur choix de s’engager dans une seconde alliance a créé un second lien tout aussi indissoluble que le premier.

En effet, ce n’est pas le sacrement de mariage qui rend indissoluble l’union de deux personnes qui entendent se donner complètement l’une à l’autre, c’est l’indissolubilité de tout amour humain véritable qui rend possible le sacrement de mariage.

La puissance révolutionnaire des paroles de Jésus sur le mariage ne vient pas du fait qu’il aurait décrété l’indissolubilité de l’union réelle de l’homme et de la femme. Elle vient du fait que Jésus la révèle, la reconnait, dès l’origine, dans l’épaisseur de la réalité humaine qu’est l’union véritable de l’homme et de la femme (« l’homme quittera son père et sa mère… Mt 19,5 s).

Il y a dans l’alliance conjugale entre deux personnes du « définitif » qui se crée, qui dépasse les deux personnes elles-mêmes et qui interdit de penser une nouvelle alliance après divorce comme une relation adultère de laquelle on pourrait sortir par un simple acte de volonté. La naissance d’enfants est le signe le plus manifeste de ce « définitif » qui est advenu.

Face à ce définitif créé par une deuxième alliance l’Église elle-même ne peut rien, et cela en vertu du caractère ontologiquement indissoluble qu’elle reconnait à l’alliance de deux personnes qui se donnent réellement l’une à l’autre.  Elle rencontre la limite qu’elle oppose par ailleurs aux « divorcés-remariés » pour ce qui concerne la première union qui ne peut être rompue. Il n’est en effet pas possible de défendre d’un côté l’indissolubilité du mariage sacramentel en se fondant sur une indissolubilité ontologique que le sacrement viendrait révéler, conforter, transcender et d’un autre côté considérer une seconde union, souvent humainement plus solide, comme pouvant être dissoute du seul fait d’un acte de volonté. Ou alors, il faudrait se résoudre à placer le fondement, le tout de l’indissolubilité, dans la seule action du sacrement. Cela n’est bien sûr pas le cas puisque l’Eglise reconnaît le caractère indissoluble du mariage civil entre deux personnes non-baptisées.

Distinguer indissolubilité et unicité

Reconnaître le caractère d’indissolubilité à une seconde union après un divorce, et ainsi faire droit à l’expérience humaine vécue par tant et tant de personnes, suppose de ne pas trop facilement associer indissolubilité et unicité.

Les personnes veuves qui font le choix, après un temps, de se remarier font le plus souvent l’expérience bouleversante et déstabilisante de pouvoir aimer deux personnes d’un amour différent mais total. Ces personnes découvrent que leur second amour n’a pas dissous le premier qui conserve toute sa place, toute sa valeur unique. Ils font, de façon licite aux yeux de l’Eglise, l’expérience que font de façon illicite les « divorcés-remariés ». C’est un fait, nos relations amoureuses véritables laissent une trace indissoluble, ineffaçable, dans nos vies. Elles ne s’effacent pas les unes les autres.

L’unicité qui est la vocation ultime de tout amour conjugal véritable, image de l’amour du Christ pour son Eglise, est signifiée par le sacrement de mariage qui, lui, n’est pas réitérable (sauf veuvage ou annulation du premier mariage). Par le sacrement dont ils sont les ministres, les époux reconnaissent explicitement la présence du Seigneur au cœur de leur amour. Ils reconnaissent explicitement cet amour comme un don de Dieu. Ils reconnaissent que leur mariage est une vocation, un appel à donner à voir une forme particulière de l’amour intime de Dieu pour chacune de ses créatures. L’indissolubilité est en conséquence bien loin d’épuiser à elle seule le tout de la valeur unique du sacrement de mariage.

Dès lors que les personnes « divorcées-remariées » sont confrontées au définitif de la situation qu’elles ont créée en s’engageant dans une deuxième union conjugale véritable, cela signifie-t-il pour autant que tout accès au sacrement de réconciliation serait impensable ? Cela reviendrait à considérer leur second « oui » comme une faute impardonnable, situation à laquelle l’Eglise, dispensatrice de la miséricorde divine, peut difficilement se résoudre.

Pour sortir de cette impasse le recours à la distinction entre infraction instantanée et infraction continue en droit pénal est particulièrement éclairant. Cette analogie permet de fonder une nécessaire distinction entre d’une part la décision de s’engager dans une seconde union, et d’autre part les conséquences objectives et définitives entrainées par cette décision. Et d’en tirer les conséquences.

La distinction entre infractions simples et infractions continues en droit pénal

Dans le droit pénal en vigueur dans tous les systèmes de droit tant romain qu’anglo-saxon, la doctrine commune opère une distinction fondamentale entre les infractions instantanées et les infractions continues.

Les infractions instantanées sont des infractions, tels le meurtre, dont l’acte d’exécution se déroule en un temps limité et clairement identifiable. Le meurtre emporte une conséquence définitive sur laquelle le meurtrier ne peut plus rien. Il peut être jugé sur la gravité de son acte et il peut le cas échéant en demander pardon.

Les infractions continues au contraire, tels le vol avec recel (c’est-à-dire le fait de conserver pour soi l’objet volé), se prolongent de manière indéfinie dans le temps, et l’infraction se réalise aussi longtemps qu’il n’est pas mis fin volontairement à la situation répréhensible. Le voleur continue l’infraction qui s’aggrave avec le temps aussi longtemps qu’il n’a pas rendu l’objet volé. Il ne peut demander pardon avant d’avoir rendu l’objet à son propriétaire.

Cette distinction emporte des effets juridiques significatifs. C’est ainsi notamment que, dans le cas de l’infraction continue, aucun délai de prescription ne peut courir aussi longtemps qu’il n’est pas mis volontairement fin à la situation répréhensible. Il est important de bien noter que le critère discriminant est celui de la volonté : une infraction est dite continue parce qu’une action répréhensible se poursuit dans le temps du fait d’actes de volonté sans cesse réitérés et que l’on pourrait donc stopper à tout instant.

La question est de savoir si le fait de s’être engagé dans une seconde union conjugale est analogiquement assimilable à une infraction instantanée ou à une infraction continue. Est-ce que, comme dans le cas du vol, on peut mettre fin à tout moment à l’infraction (rompre la seconde alliance), ou est-ce que, comme dans le cas du meurtre, le fait de s’être engagé dans une seconde alliance crée du définitif qui échappe à la volonté même de ceux qui l’ont contractée ?

La position magistérielle actuelle de l’Eglise, sans avoir posé explicitement cette distinction, assimile en fait une seconde alliance entre deux personnes, dont l’une au moins a été mariée sacramentellement, à une infraction continue, c’est-à-dire une infraction qui persiste dans le temps en raison d’une manifestation répétée de la volonté des conjoints de persister dans une situation gravement fautive. Il semblerait plus juste de ranger le fait d’entrer dans une seconde alliance dans la catégorie des infractions instantanées dont les effets perdurent dans le temps.

Il s’agit en effet clairement d’une action unique de la volonté qui entraîne des conséquences permanentes, et même définitives. Il y a d’une part un acte de la volonté, possiblement fautif, qui est celui de s’engager dans une nouvelle alliance. Et il y a d’autre part tous les actes de la volonté qui vont être posés au fil des jours et des ans et qui sont de même nature que ceux posés par tous les couples qui construisent une destinée commune et en assument ensemble les difficultés. Ces actes de la volonté ne font pas absolument nombre avec le « oui » prononcé un jour devant le maire ou dans l’intimité d’une relation. Ils sont la conséquence nécessaire de ce « oui ». Ils ne peuvent être considérés comme une persistance obstinée dans une situation de péché mais bien comme la volonté de vivre et de réussir une relation d’alliance dans laquelle on a, un jour, décidé de s’engager, serait-ce pour la seconde fois, serait-ce même de manière gravement fautive. La différence entre ces deux ordres de volonté est fondamentale par les conséquences qu’elle emporte.

Les conséquences de la reconnaissance de la seconde alliance comme « infraction » instantanée et non pas continue

La distinction (sans séparation) entre d’une part l’acte singulier de la volonté, enfermé dans le temps d’un « oui », d’entrer dans une relation d’alliance conjugale, et d’autre part les actes quotidiens de la volonté de faire s’épanouir cette alliance afin qu’elle donne ses fruits (des enfants peut-être, mais pas uniquement) entraine au moins trois conséquences positives :

1. Elle permet de prononcer une parole de vérité, et donc aussi éventuellement de réconciliation sacramentelle, sur une action passée qui emporte des conséquences dans le présent et dans l’avenir.

Dès lors en effet que l’on considère, comme c’est le cas en ce moment, qu’il ressort d’un même acte de la volonté de s’engager dans une nouvelle alliance et de s’y maintenir (infraction continue), il ne peut être dit sur cette situation aucune parole de vérité et de réconciliation sacramentelle aussi longtemps que la personne ne renonce pas à cette deuxième alliance. Or cela est impossible si cette deuxième alliance est une véritable alliance conjugale qui pourrait être couronnée par le sacrement de mariage s’il n’y avait pas l’impossibilité dirimante d’un premier mariage sacramentel valide.

En revanche dès lors que l’on distinguerait entre d’une part la décision fondatrice de l’alliance conjugale (le « oui »), et d’autre part la situation permanente qui en résulte, l’Église pourrait poser sur les actes qui ont conduit à la rupture de l’alliance une parole de vérité et possiblement une parole de réconciliation. Elle pourrait ainsi pleinement honorer sa vocation de pasteur qui éclaire, guide, juge et réconcilie sacramentellement. Un berger ne peut pas laisser une de ses brebis dans une situation impossible. Ou alors cela signifie qu’il se résigne à courir le risque de la perdre.

Cette distinction permettrait aussi aux personnes concernées de pouvoir, peut-être dans le cadre d’un cheminement spirituel accompagné, poser un regard apaisé sur des agissements passés qui ont pu contribuer à la rupture de l’alliance. Un tel regard sur son passé est rendu d’autant plus possible qu’une vie chrétienne dans l’Eglise, nourrie par les sacrements de la réconciliation et de l’eucharistie, peut être envisagée.

Considérer qu’il est impossible de prononcer une parole sacramentelle de pardon en faveur d’une personne ayant pleinement conscience de ses éventuels manquements mais confrontée au définitif de sa situation, revient en fait à reconnaître dans la rupture d’alliance sacramentelle une faute irrémissible. Il vaut mieux le dire plutôt que de s’abriter derrière la fiction d’un impossible retour en arrière.

A cet égard l’analogie précédemment évoquée avec le meurtre est provocante mais éclairante. Un meurtrier repenti peut être sacramentellement réconcilié. Pourtant son acte emporte également des conséquences irréparables et définitives qui se prolongent dans le temps ne serait-ce que dans le cœur des proches de la victime. Mais le meurtre est à juste titre traité comme une infraction instantanée car aucun retour en arrière n’est possible. Le meurtrier peut donc bénéficier d’un pardon que l’on refuse à une personne engagée dans une seconde alliance tacitement assimilée à une infraction continue. Mais s’il est posé qu’une seconde alliance crée une situation de vie tout aussi définitive que le meurtre crée une situation définitive de mort, on voit difficilement pourquoi une réconciliation sacramentelle pourrait être accordée à l’un et refusée à l’autre.

2. Elle permet aussi de distinguer entre les différentes situations personnelles et de sortir de l’appellation peu satisfaisante des « divorcés-remariés ».

Le fait de s’attacher à considérer pour elle-même, et dans son caractère irréversible, la décision fondatrice, le « oui » de la deuxième alliance, permet de sortir de l’amalgame du groupe des « divorcés-remariés ». Chaque personne a une histoire singulière qui nécessite un discernement et une recherche de vérité spécifiques. Être quitté(e) pour un(e) autre et tenter de « refaire sa vie » après un deuil douloureux est différent de briser une alliance et partir avec l’un des morceaux. Cela permet aussi de ne pas trop facilement enfermer dans une même « solidarité de péché » celui ou celle qui n’a jamais été marié(e) et qui épouse une personne divorcée sans avoir aucune part de responsabilité dans la rupture de la première union. L’alliance véritable entre deux personnes tire sa grandeur de sa fragilité et innombrables sont les causes de rupture, il n’est pas besoin de s’étendre.

3. Elle permet enfin de ne pas réduire au seul remariage la question de l’indissolubilité, mais de porter un regard sur la rupture en elle-même.

Selon la position magistérielle actuelle de l’Eglise, c’est le remariage davantage que la rupture de la première alliance qui pose véritablement problème. Ainsi lorsque l’Encyclique « Familiaris Consortio » traite des « divorcés non remariés », elle fait preuve de la plus grande compréhension quant aux causes possibles d’une rupture d’alliance :

« Divers motifs, tel l’incompréhension réciproque, l’incapacité de s’ouvrir à des relations interpersonnelles, etc., peuvent amener à une brisure douloureuse, souvent irréparable, du mariage valide. Il est évident que l’on ne peut envisager la séparation que comme un remède extrême après que l’on ait vainement tenté tout ce qui est raisonnablement possible pour l’éviter. » (F.C.83)

Il y a là la reconnaissance explicite de la possibilité objective d’une rupture irréparable du lien d’alliance, mais ce n’est pas elle qui est répréhensible si elle est justifiée par l’impossibilité objective de maintenir une vie commune.

Une focalisation excessive sur la deuxième alliance peut masquer le fait que l’atteinte fondamentale, humainement et spirituellement, se fait bien d’abord et avant tout au moment de la rupture du premier lien. Donner l’impression que l’on pourrait exonérer un conjoint de sa responsabilité dans la rupture au seul motif qu’il ne s’est pas engagé dans un nouveau lien d’alliance, lui fait courir le risque de ne pas pouvoir faire la vérité sur un acte qui peut nécessiter regret, demande de pardon à son conjoint, et demande de réconciliation sacramentelle.

Dans ce cas encore, l’analogie avec la distinction entre infraction instantanée et infraction continue est pertinente. En effet, dès lors qu’une seconde alliance véritable est conclue après la rupture du premier lien, on se trouve, selon nous, analogiquement dans le cas d’une infraction instantanée qui emporte des effets permanents et définitifs. Dès lors en revanche qu’un lien est rompu sans volonté de nouer un autre lien, mais avec la seule volonté, par exemple, de jouir d’une liberté que l’on considérait perdue, on se trouve dans le cas d’une infraction continue et non plus instantanée. Dans ce cas en effet, il y aurait clairement une volonté répétée de se maintenir dans une situation de séparation alors que rien ne ferait obstacle formellement à la reconstitution de l’alliance conjugale. C’est bien le même mouvement de la volonté qui a décidé de la rupture et qui maintient dans cette situation de rupture. On perçoit aisément la différence avec la situation précédente. Dans ce cas-là paradoxalement, on comprendrait davantage que l’on puisse faire état d’une persistance dans l’état de péché de nature à faire obstacle à la réception du sacrement de réconciliation.

Vers une nécessaire pastorale de la réconciliation

La distinction juridique opérée par l’analogie avec les infractions continues et instantanées en droit pénal présente l’avantage d’ouvrir théologiquement la porte à une pastorale de la réconciliation sans que soit remise en cause l’affirmation du caractère indissoluble du mariage. Une telle pastorale de la réconciliation est même la seule à pouvoir conjuguer deux réalités qui par essence ne peuvent pas être incompatibles : l’indissolubilité du mariage et la miséricorde infinie de Dieu. Or toutes les alternatives offertes aujourd’hui aux « divorcés-remariés » font injure à l’une, à l’autre ou au deux.

– Le recours à la déclaration en nullité du premier mariage pour un vice de consentement (immaturité…) revient à dire qu’il n’y a jamais eu alliance. Les cas de véritable nullité sont extrêmement rares et sont la conséquence d’une déficience de la part de ceux qui ont préparé les futurs époux. Ou alors cela signifie qu’il faudrait avoir le courage de refuser de célébrer de nombreux mariages, avec les conséquences pastorales que l’on peut aisément imaginer. Si en revanche la procédure est employée pour adoucir ou détourner la règle de l’indissolubilité, elle fait violence tant à la doctrine véritable de l’Eglise en matière d’indissolubilité qu’aux personnes dont des années de vie sont niées, comme nulles et non avenues. Sans parler des enfants qui seraient nés du néant.

– L’abstinence eucharistique découlant de l’impossibilité de recevoir le sacrement de réconciliation est aussi une violence inouïe faite aux personnes dont il est difficile de mesurer la portée. Cette interdiction, sauf arrangement pastoral plus ou moins clandestin, est parfois pudiquement appelée « jeûne eucharistique ». Mais le jeûne est par nature fait pour être rompu. Or des divorcés-remariés qui n’entendent pas briser leur famille ne pourront jamais rompre le jeûne. Il ne s’agit donc pas d’un jeûne mais de la privation définitive d’une nourriture que nous tenons pour essentielle dans la vie d’un chrétien. Autant le dire clairement.

– L’abstention des actes réservés aux époux, ou la vie en « frère et sœur », pour désigner une vie conjugale dépourvue de relations sexuelles, placent les personnes dans une situation pour ainsi dire impossible. Et là encore les formulations font violence tant aux personnes qu’à la vision chrétienne de l’alliance. Les relations sexuelles n’épuisent pas l’alliance, il y a une vie dans l’alliance après les relations sexuelles ou même sans elles. Elles ne sont en aucun cas l’ultime de l’alliance et il y a bien d’autres actes réservés aux époux. Sans parler de l’intimité et de la tendresse au quotidien, l’acte réservé aux époux est d’abord de se regarder comme unique l’un pour l’autre et de se donner l’un à l’autre cette part la plus intime de soi telle que ce don fonde précisément l’unicité de l’alliance et son indissolubilité ontologique.

L’expression « vivre en frère et sœur » n’est pas non plus dépourvue d’ambiguïté. En effet pour ceux qui ont ressenti l’appel à vivre quelque chose de cette fraternité, par exemple sous la forme de la vie religieuse, il y a là un idéal de vie qui diffère de la relation d’alliance entre deux personnes. C’est une vocation, non un pis-aller. Et cette vocation consiste précisément à renoncer à ce don le plus intime de soi-même à une personne, à le réserver, afin de vivre quelque chose de l’universalité de l’amour divin. Entre ces deux états de vie, il y a plus qu’une question de relations sexuelles. Il s’agit d’une différence de vocations exprimant chacune, et de façon complémentaire, un aspect de l’amour divin.

Pour conclure…

C’est dans le fondement même de l’indissolubilité de l’alliance véritable entre deux êtres qu’il faut chercher à résoudre les signes de contradiction entre ce sommet de l’amour humain et ses inévitables et douloureux échecs, et non pas dans la recherche d’un compromis a minima entre deux ordres de réalités qui seraient divergents. Il n’y a pas d’un côté des paroles du christ qui dessineraient un idéal de l’amour conjugal et de l’autre côté de nécessaires concessions qui risqueraient de trop les relativiser.

La voie qui a été explorée vise à considérer dans sa radicalité le caractère indissoluble de l’alliance entre deux êtres et à le reconnaître à la seconde alliance au même titre qu’à la première. La deuxième alliance crée donc une situation définitive qui dépasse tant les deux partenaires que l’Église elle-même. Il ne s’agit nullement de relativiser la valeur unique du mariage sacramentel. Bien au contraire, lorsqu’un avenir se dessine, la tentation est moins forte de vouloir nier le passé.

L’expérience humaine atteste qu’il est possible de vivre une seconde alliance dans toute sa fécondité, même après l’échec d’une première. Il importe en conséquence de bien distinguer indissolubilité du lien conjugal et unicité qui ne sont pas synonymes. L’unicité à laquelle aspire l’amour conjugal est signifiée par le sacrement de mariage dont l’indissolubilité n’épuise pas le sens.

L’analogie avec la distinction entre infraction instantanée et infraction continue en droit pénal permet d’opérer une distinction essentielle entre deux niveaux de volonté : d’une part l’acte de volonté fondateur de la deuxième alliance (le « oui »), et d’autre part les actes quotidiens de la volonté inhérents à la réussite de toute relation conjugale.

Dès lors, la prise en compte du caractère définitif, indissoluble, d’une alliance véritable, même non sacramentelle, ainsi que la distinction des différents niveaux de volonté, permet de sortir de l’impasse que constitue la qualification de persistance obstinée dans un état de péché pour des couples qui vivent un amour conjugal véritable.

Il devient alors possible tant pour les personnes en cause que pour l’Eglise elle-même de porter un regard de vérité, et le cas échéant une parole de pardon, sur un acte (l’engagement dans une seconde alliance) enfermé dans le temps d’un « oui », et cela indépendamment de la persistance de la deuxième alliance. Cette possibilité ouvre la porte à une démarche de réconciliation sacramentelle, selon des modalités à définir, en dépit de la poursuite d’une seconde alliance. Ces modalités qui pourraient prévoir un cheminement, des étapes, devraient évidemment aussi prendre en compte la dimension de réparation autant que cela est possible comme dans toute démarche de réconciliation.

Une telle voie ne serait pas de nature à entraîner plus de scandale ou d’incompréhension que les alternatives actuellement offertes aux « divorcés-remariés » qui ont en commun de faire violence tant aux personnes qu’aux fondements même de la foi. Bien au contraire elle ouvrirait grand les portes de la miséricorde de Dieu manifestée sacramentellement, sans faire bien sûr l’économie de l’épreuve de la vérité et sans remettre en cause le caractère unique du sacrement de mariage.

 

+ fr. Jean-Paul Vesco op

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